Introduction

Qu’arrive-t-il aux Marilyn Monroe qui restent en vie ?
Everett C Hughes, Le regard sociologique (p.180)

Une tache blanche sur la carte

Pour mieux connaître une profession, il est possible d’analyser ses missions et ses fonctions, par exemple en étudiant ses liens avec la société considérée globalement ou en retraçant son évolution historique. On peut également étudier un métier en s’intéressant aux pratiques professionnelles qu’il engage, par la confrontation du “référentiel de métier” officiel avec les activités concrètement mises en œuvre. Une autre approche consiste à s’intéresser au groupe professionnel et aux individus qui le composent (c'est-à-dire ceux qui l’ont "choisi" et qui ont été choisis) afin d’analyser leurs profils sociologiques, leurs trajectoires d’accès au métier ainsi que les systèmes de valeurs et les normes sociales qu’ils partagent. Notre démarche s’inscrit dans cette dernière perspective, mais, plutôt que de considérer le groupe professionnel dans son ensemble, elle s’attache à un sous-groupe afin de resserrer le champ d’analyse. Ce type de démarche s’intéresse souvent aux nouveaux entrants dans la profession, ce qui permet d’analyser le groupe professionnel en détaillant les trajectoires d’accès. Notre approche examine les évolutions et les départs professionnels et s’attache à analyser l’enseignement du premier degré en s’intéressant aux individus qui le quittent en cours de carrière.

Puisque la mobilité professionnelle en cours de carrière des enseignants du premier degré n’a –jusqu'à plus ample informé– fait l’objet d'aucune étude spécifique, elle constitue en quelque sorte une tache blanche sur la carte. Notre premier objectif est donc de dresser l’état du champ, en examinant les caractéristiques de l’objet empirique de notre recherche. Dans ce premier mouvement, il s’agit de savoir qui sont les "bifurcateurs", et d’examiner pourquoi et comment ils quittent la classe. Cela permet de voir s’il existe des conditions particulières pouvant prédisposer des enseignants du premier degré à quitter la classe, et de détailler les cheminements biographiques qui conduisent certains à le faire.

Par ailleurs, s’interroger sur les profils des "bifurcateurs" et sur les modalités des départs permet –et impose– d’examiner d’un œil nouveau le groupe professionnel d’origine. Au-delà de l’étude des spécificités d’un objet empirique, débouchant sur la connaissance d’une réalité sociale mal connue, notre travail est sous-tendu par un objet sociologique qui concerne l’enseignement du premier degré comme instance de socialisation professionnelle. Premièrement, chercher à comprendre pourquoi on quitte un métier en cours de carrière conduit à (ré)interroger les raisons pour lesquelles on le choisit, et celles qui font que l’on y reste. Deuxièmement, l’analyse des modalités de départ depuis un groupe professionnel permet de reconsidérer sa position relative parmi d’autres professions, ainsi que les compétences et les ressources professionnelles de ses membres.

Étudier les évolutions de carrière en général et les bifurcations en particulier, quoi de plus habituel, finalement, pour qui s’intéresse à un groupe professionnel ? Cela constitue simplement un angle d’attaque permettant d’examiner les phénomènes de socialisation professionnelle selon un axe d’analyse mieux spécifié. Et pourtant, appliquer cette démarche à l’enseignement du premier degré ne se réduit pas à un simple choix méthodologique. S’engager dans cette voie va à l’encontre d’évidences sociales solidement ancrées.