Un métier à part ?

La vivacité de ces réactions montrait que nous ne pouvions les éluder, sans risquer de les subir comme une sorte d’arrière-plan implicite. La mise à distance de l’objet d’étude constitue une des difficultés majeures des sciences sociales. Et cette difficulté se trouve singulièrement renforcée lorsque l’on s’intéresse à un domaine social apparemment familier à tout un chacun. En effet, "instituteur", voilà bien un métier que tout le monde connaît (ou croit connaître) ! Et, dans ce cas, « comment regarder d’un œil neuf un groupe professionnel dont la simple désignation réveille déjà tant d’images préconstruites et ranime, même inconsciemment, tant d’oppositions historiquement constituées ? » ( 2 ).

De plus, avec l’enseignement, on entre dans le domaine réservé de la pédagogie, pour dériver souvent vers des spécificités irréductibles, voire de l’ineffable. Parmi les convictions socialement les mieux partagées sur l’enseignement, on peut relever la certitude que cela correspond à “un métier à part”, voire que cela ne constitue pas vraiment un métier, mais plutôt une vocation, une seconde nature : « Pour quelques-uns, on est prof (on “naît” prof ?) ou on ne l'est pas : c'est indéfinissable, quelque chose qu'on se passe éventuellement de génération en génération, prof et fils de prof, une vocation ou, mieux, un don. » ( 3 ). De même qu’un don “ça ne s’apprend pas”, une vocation ne se quitte pas. À l’image du maître d’école s’attache l’évidence de l’amour des enfants, de l’oblation, et donc d’une fidélité indéfectible : c’est un métier que l’on ne quitte pas, ou, plus exactement, ce n’est pas un métier que l’on quitte, au gré des humeurs ou des opportunités. Quitter la classe “ça ne se fait pas”, c’est incongru, voire déplacé. On comprend mieux à présent en quoi la mobilité professionnelle en cours de carrière peut paraître presque choquante par rapport à l’image convenue des "pédagogues".

On le sait, l’implicite social est un peu aux sociologues ce qu’était la clochette aux chiens de Pavlov : à peine l’ont-ils entrevu, qu’ils s’efforcent de « désenchanter le monde » ou de « dénaturaliser le social » ( 4 ). Et, malgré le ton décalé que nous essayons à présent d’adopter, nous avons suivi cette propension à vouloir lever l’implicite : face à une “question inconvenante”, il nous a semblé nécessaire de poursuivre les investigations permettant d’en établir les ressorts. Mais ce choix nous expose à deux difficultés. Premièrement, en s’intéressant à pareil sujet, on risque de s’attacher à des exceptions et d’examiner un objet empirique très marginal (ce qui reste toutefois à vérifier par une estimation quantifiée). Deuxièmement, des enjeux sociaux et des procès symboliques –même vifs– ne suffisent pas pour établir une recherche, qui doit être fondée en raison, en l’insérant dans un cadre scientifique. C’est ce que nous allons présenter dans les deux sections qui suivent.

Notes
2.

 GEAY Bertrand, 1999, Profession : instituteurs. Mémoire politique et action syndicale, Seuil (page 9)

3.

 DUTERCQ Yves, 1994, « Prof, c'est pas un métier qui s'apprend », in BEHAR J.-C. et GARIN C. (dir.), 1994, Dictionnaire des idées reçues sur l’école, Syros

4.

 Selon les remarquables formulations de Max Weber et de Pierre Bourdieu.