L’amont et l’aval de la profession enseignante

Pour interroger l’insertion de notre objet de recherche dans le champ de la sociologie de l’École –et plus précisément par rapport aux approches sociologiques de la condition enseignante–, on peut rappeler le bilan que dressait IdaBerger il y a plus de vingt ans :

‘« Aujourd’hui comme jadis, on continue à parler beaucoup de l’école, un peu moins des écoliers, et presque jamais des enseignants. » ( 5 )’

Ce constat est-il encore d’actualité ? Il semble bien que non. Certes, on peut noter avec François Dubet que pendant longtemps la sociologie a surtout analysé le métier d’enseignant à partir de ses conséquences sociales et de ses “fonctions objectives”, sans s’attacher aux pratiques professionnelles ( 6 ). La sociologie –française– s’intéressait aux enseignants non pas en décrivant leur travail, mais en mesurant les effets de leur activité sur la production des inégalités ou l’instauration d’un ordre légitime, au plus loin des pratiques professionnelles et du sens que les acteurs leur attribuent. Mais, depuis au moins deux décennies, la sociologie française semble moins isolée des paradigmes anglo-saxons et met l’accent sur le travail de socialisation engagé par les enseignants qui n’accomplissent pas un rôle déterminé mais l’inventent et le produisent en continu, comme beaucoup de ceux qui sont chargés d’un “travail sur autrui” ( 7 ).

Sur un autre plan, tout le monde s’accorde à penser que la profession enseignante connaît –pour le moins– des évolutions profondes. Et nous cherchons à mieux connaître ce qui change sous nos yeux. De même que “les gens heureux n’ont pas d’histoire”, les institutions dont le fonctionnement est "sans histoire" n’attirent guère le regard, même “sociologique”. En quelque sorte, c’est lorsqu’un domaine social entre en turbulences que l’on parvient à le (re)considérer ( 8 ).

On voit par là que “l'imagination sociologique” ( 9 ) peut entrer en convergence avec les enjeux sociaux :

‘« L’émergence de travaux sociologiques sur les enseignants vers le milieu des années 1970, puis leur multiplication dans les années 1980 et 1990, s’explique à la fois par des raisons qui sont d’ordre épistémologique et méthodologique, et par des raisons qui tiennent à l’évolution du questionnement social sur l’école, dans un moment historique où s’avère l’échec des politiques scolaires qui pensaient réduire les inégalités d’éducation : ils se situent donc au croisement d’une rupture épistémologique et d’une demande sociale d’intelligibilité de la crise scolaire. » ( 10 )’

En ce qui concerne les enseignants, la gestion des recrutements, la conception et la conduite de la formation professionnelle initiale sont tout sauf évidentes, en ces temps de "crise de l’enseignement" où le nouveau mythe de la "professionnalisation" ( 11 ) peine à relayer le mythe fondateur des “hussards noirs de la République”. C’est pourquoi de très nombreuses recherches s’intéressent aux nouveaux enseignants, et analysent la prise de fonction, les trajectoires d’accès au métier, ainsi que, parfois, la mobilité professionnelle "en amont" de l’enseignement.

En nous attachant à la mobilité professionnelle "en aval", nous inversons le point de vue. Il ne s'agit plus d’examiner le métier d’enseignant à travers les entrées dans le métier des nouveaux arrivants. Dans une démarche symétrique, nous analysons la profession enseignante à partir de la perspective des personnes qui l’ont quittée en cours de carrière. En somme, notre ambition est d'observer l'École, comme lieu de travail, non plus à partir du grand hall d'entrée, mais depuis la (petite) porte de sortie…

Notes
5.

 Berger Ida, 1979, Les instituteurs d’une génération à l’autre, puf (p.11)

6.

 DUBET François, 2002, Le déclin de l’institution, Editions du Seuil

7.

 idem

8.

 Par exemple, l'École normale d’instituteurs n’a suscité de nombreuses recherches seulement lorsque son fonctionnement institutionnel a commencé à poser problème dans le monde social, cessant du coup d’être un “allant de soi”.

9.

 MILLS Charles Wright, 1997, L'imagination sociologique, La Découverte

10.

 PEYRONIE Henri, 1998, Instituteurs : des maîtres aux professeurs d'école, puf (p.36 souligné par nous)

11.

 BOURDONCLE Raymond, 1993, « La professionnalisation des enseignants : les limites d’un mythe », Revue française de pédagogie n°105