Un métier parmi d’autres

Les évolutions de la sociologie des enseignants se mesurent également à l’importance accordée dorénavant à la notion de "profession" (au sens anglo-saxon du terme) et à ses dérivés comme la "professionnalisation" ( 12 ). Nous n’entrerons pas ici dans une discussion argumentée des tenants et aboutissants des différentes théories rattachées à la notion de "profession", ou des distinctions entre "métier", "occupation" et "profession" (voire "semi-profession"). Car il convient de noter les réserves qu’oppose au terme même de "profession" un auteur majeur de la sociologie des professions, et l’importance qu’il accorde aux dynamiques, de préférence aux démarches d’étiquetage :

‘« […] je suis passé de la fausse question : “Est-ce que tel métier est une profession ?” aux questions plus fondamentales : “Dans quelles circonstances les membres d’un métier essaient-ils de transformer celui-ci en profession ?” et “Quelles étapes franchissent-ils pour se rapprocher du modèle valorisé de la profession ?”. Même avec cette nouvelle orientation, le terme de profession constituait un obstacle. […] même dans les métiers de dernier rang, les travailleurs revendiquent collectivement que leurs collègues et les personnes extérieures au métier reconnaissent une valeur à leur travail, et par suite à eux-mêmes. » ( 13 )’

Considérer l’enseignement du premier degré comme relevant de ce type de processus généraux permet de “dé–pédagogiser” notre objet et de s’extraire de la thématique des spécificités d’un “métier à part”. On peut ainsi mettre à distance l’illusion consistant à aborder intrinsèquement le métier d’instituteur, comme s’il était coupé du monde et existait "tel qu’en lui-même", dans une sorte d’état d’apesanteur sociale. C’est ce que souligne fort judicieusement Yvette Delsaut :

‘« De plus, la profession à laquelle prépare l’École normale ne peut se penser aussi isolément que porte à le faire la représentation traditionnelle d’un métier à part : elle est au contraire doublement située, d’abord dans un espace de professions alternatives et rivales, avec lesquelles il faut nécessairement compter si l’on veut comprendre les déterminants du choix du métier d’instituteur et les manières de le pratiquer, et ensuite, dans un champ de concurrence interne qui l’oppose à tous les autres groupes professionnels spécialistes de l’éducation. » ( 14 )’

S’intéresser à la mobilité en cours de carrière, comme nous allons le faire, permet de considérer que l’enseignement du premier degré est un groupe professionnel comme les autres, ou, plus exactement, c’est étudier ce groupe professionnel de la même manière que les autres, en extériorité. Dans cette posture de recherche, on peut examiner pourquoi et comment on entre dans un groupe professionnel, comment on s’y maintient… ou pourquoi et comment on en sort. Ce type d’analyse permet de ne pas autonomiser les particularités de l’enseignement en l’envisageant “comme un métier parmi d’autres”, ainsi que le propose Jean-Michel Chapoulie :

‘« Presque dès le début de cette recherche, je me suis donné pour objectif d’étudier le professorat comme un métier parmi d’autres, et donc d’étudier des catégories d’analyse qui pouvaient s’appliquer à des métiers différents. » ( 15 )’

Les travaux de Jean-Michel Chapoulie ont montré que cette posture rendait possible un travail de "désacralisation" de la profession enseignante. En lui appliquant les concepts et les démarches dont relève n’importe quelle profession, on n’aborde plus l’enseignement à partir de ses "spécificités" (y compris celles qui sont construites par les discours que le groupe professionnel produit sur lui-même). Cela rejoint d’ailleurs l’effort de généralisation que prône Everett Hughes pour analyser le travail sans autonomiser tel ou tel secteur professionnel :

‘« Il faut nous débarrasser de toutes les notions qui nous empêchent de voir que les problèmes fondamentaux que les hommes rencontrent dans leur travail sont les mêmes, qu’ils travaillent dans un laboratoire illustre ou dans les cuves malpropres d’une conserverie. Les recherches dans ce domaine n’auront pas abouti tant que nous n’aurons pas trouvé un point de vue et des concepts qui nous permettent de faire des comparaisons entre le ferrailleur et le professeur sans vouloir rabaisser l’un ou traiter l’autre avec condescendance. » ( 16 )’

On situe mieux à présent l’objet de notre recherche dans les champs de la sociologie de l’éduction et du travail, selon une approche transversale et comparative. Pour compléter la présentation de ce que nous allons faire, évoquons rapidement ce que nous ne ferons pas. Nous avons choisi une approche sociologique, sans prendre en charge une analyse historique, politique ou psychologique. Malgré les implications évidentes que peuvent avoir les évolutions historiques de l’enseignement du premier degré sur notre objet, nous ne mènerons pas une recherche historique, selon les exigences de la discipline et en détaillant l’ensemble des éléments disponibles sur l’enseignement du premier degré depuis un siècle ou deux. Nous en resterons à l’analyse des aspects historiques concernant directement nos interrogations, en particulier les évolutions les plus récentes du recrutement et de la formation professionnelle des enseignants du premier degré. Dans le même ordre d’idée, nous n’aborderons pas l’analyse proprement psychologique de la mobilité professionnelle, qui s’incarne pourtant à partir d’expériences existentielles singulières (ou, pour le moins, vécues comme telles).

Ayant situé notre recherche en explicitant son cadre de référence, passons à présent à la présentation de son mouvement d’ensemble.

Notes
12.

 BOURDONCLE Raymond, 1991, « La professionnalisation des enseignants : la fascination des professions », Revue française de pédagogie N°94

13.

 HUGHES Everett C., 1996, Le regard sociologique, Editions de l'EHESS, pp 77–78 (première édition : “The Sociological Eye”, 1971)

14.

 DELSAUT Yvette, 1992, La place du maître. Une chronique des Écoles normales d'instituteurs, L'Harmattan (p.6, souligné par nous)

15.

 CHAPOULIE Jean-Michel, 1987, Les professeurs de l'enseignement secondaire. Un métier de classe moyenne, Éditions de la maison des sciences de l’Homme (page VII, souligné par nous)

16.

 HUGHES Everett C., 1996, Le regard sociologique, Editions de l'EHESS, p.80 (première édition : “The Sociological Eye”, 1971)