Tous en partance... ou tous immobiles ?

Confrontés à l’intitulé de notre recherche, certains interlocuteurs ont réagi par un commentaire tranché, relevant de l’une des deux formes suivantes :

‘« il y a des promotions entières de normaliens qui ont quitté le métier » ’ ‘« comment faire une recherche là-dessus, puisque ça n'existe pas ? ».’

Ces deux types de réactions –apparemment opposés– nous semblent tous deux chargés d'implicite. Notre enquête de terrain nous a permis de constater que les tenants du "tous partis" ne pouvaient nommer, le plus souvent, que deux ou trois personnes ayant quitté la classe pour étayer leurs dires ; et que le discours inverse du "tous immobiles" pouvait s’accompagner d’un véritable déni de réalité ( 22 ). Nous établirons par la suite un état quantifié de la mobilité, examinons pour l’instant les significations implicites des discours recueillis.

1/ Affirmer l'importance numérique de la mobilité professionnelle des enseignants de l'école primaire permet de signifier, d'une part, que les enseignants du premier degré ont de bonnes raisons de quitter la classe et, d'autre part, qu'ils disposent des ressources nécessaires pour le faire. On opère ainsi une double valorisation symbolique : d'abord la valorisation d'un métier moins simple qu'il n'y paraît, insuffisamment reconnu... et pouvant motiver des départs massifs ; ensuite la valorisation d'instituteurs qui prouvent leur valeur (individuelle et collective) en menant à bien des reconversions professionnelles (souvent présentées comme aussi variées que prestigieuses). En somme, non seulement "les hussards noirs de la République" feraient preuve d'abnégation dans l'exercice de leur métier, mais de surcroît ils détiendraient des compétences reconnues à l'extérieur de l'école leur ouvrant bien des reconversions.

2/ À l'opposé, tenir la mobilité professionnelle des enseignants de l'école primaire pour quantité négligeable, laisse à penser qu’ils n’ont aucune raison de vouloir partir et/ou qu’ils ne disposent pas des capacités nécessaires pour le faire. On opère ainsi une double dévalorisation symbolique : d’abord celle d’un métier très accessible et bien peu exigeant ; ensuite celle des personnes l’exerçant qui seraient bien incapables de faire autre chose (de mieux). En somme, il faudrait être fou pour abandonner pareille sinécure et, de toute façon, « les primaires, ces "incapables prétentieux" » ( 23 ) n'auraient pas les moyens de réussir une reconversion professionnelle.

Comment nous situer face à ces deux types d’évaluation de notre domaine de recherche ? Le chapitre deux nous permettra –grâce à différentes formes de quantification des départs en cours de carrière– de revenir sur les réactions des acteurs et les enjeux symboliques attachés à notre domaine de recherche. Mais notre objectif n'est pas "d'épingler" tel ou tel dans une sorte de jeu de la vérité confrontant les discours des personnes et les données "objectives". Il s'agit plutôt pour nous d'opérer un travail de déconstruction et de mise à distance des évidences sociales pour mener notre recherche. Et nous pourrions citer bien d’autres réactions des acteurs sociaux confrontés à la mobilité professionnelle, comme, par exemple, les jugements péjoratifs émis par beaucoup d’enseignants du premier degré en poste à propos de leurs collègues qui ne travaillent pas… dans une classe. Nous reprendrons ce type d’éléments dans la suite de nos analyses, passons pour l’instant à une autre évidence sociale qui doit être interrogée : le caractère singulier de chaque parcours de mobilité professionnelle.

Notes
22.

 Nous pensons par exemple à certains membres de la hiérarchie de l’Éducation nationale qui tiennent ce genre de discours en contradiction flagrante avec des données chiffrées auxquelles ils ont accès (voire qu’ils ont eux-mêmes constituées).

23.

 Isambert-Jamati Viviane, 1985, « Les primaires ces "incapables prétentieux" », Revue française de pédagogie n°73