Des parcours singuliers ?

S’intéresser à la mobilité professionnelle en cours de carrière, cela revient à examiner des parcours professionnels qui s’écartent du déroulement ordinaire de la carrière ordinaire. Nous serons amenés, au fil des analyses, à distinguer les notions de trajectoire (professionnelle ou sociale), d’itinéraire et de cheminement (objectif ou subjectif) pour différencier les nombreux aspects des parcours de mobilité professionnelle. Mais la manière de considérer ces parcours doit être examinée dès à présent car elle conditionne la logique d’ensemble de notre étude. Quitter la classe et changer de position professionnelle en cours de carrière, cela s’incarne dans des biographies particulières et l’on peut considérer chaque cheminement individuel dans sa cohérence interne et l’aborder comme une entité d’analyse, comme un ensemble intégré. D’autant plus que notre domaine de recherche concerne des personnes qui ont dérogé à la règle habituelle, et il pourrait être tentant d’étudier notre objet en suivant le parcours professionnel de quelques "ex-instituteurs", en se centrant sur les registres de la réussite personnelle, de l’ambition professionnelle ou de l’esprit d’initiative. Puisque la mobilité professionnelle des enseignants du premier degré s’opère et s’incarne par des parcours individuels, singuliers et divergents, il convient d’étudier ces parcours tels que l’on peut les appréhender. Mais le nécessaire ancrage de la recherche dans le monde social et la prise en compte des singularités des "instituteurs mobiles" ne doivent pas nous conduire à éluder les difficultés et les risques d’une telle approche.

Dans un texte plusieurs fois édité ( 24 ), Pierre Bourdieu critique le recours sans précaution aux histoires de vie en sociologie car elles font partie « des notions du sens commun qui sont entrées en contrebande dans l’univers savant ». Pour lui, « l’illusion biographique » est basée sur plusieurs présupposés hérités directement du sens commun et du langage ordinaire. Il dresse donc la liste des postulats qui sont à la base de la biographie, et en particulier celui selon lequel « "la vie" constitue un tout, un ensemble cohérent et orienté, qui peut et doit être appréhendé comme expression unitaire d’une "intention" subjective et objective, d’un projet ». L’ordre chronologique devient ainsi un ordre logique, les événements s’organisent en séquences articulées : « l’enquêteur et l’enquêté ont en quelque sorte le même intérêt à accepter le postulat du sens de l’existence racontée (et, implicitement, de toute existence) ». Car les visées explicatives du sujet qui, en se racontant, se justifie et se construit, rencontrent souvent le travail d’interprétation de l’analyste pour aboutir à un artefact :

‘« cette inclination à se faire l’idéologue de sa propre vie en sélectionnant, en fonction d’une intention globale, certains événements significatifs et en établissant entre eux des connexions propres à les justifier d’avoir existé et à leur donner cohérence, comme celles qu’implique leur institution en tant que causes, ou, plus souvent, en tant que fins, trouve la complicité naturelle du biographe que tout, à commencer ses dispositions de professionnel de l’interprétation, porte à accepter cette création artificielle de sens » (p.82).’

Pierre Bourdieu rappelle la définition de la vie comme anti-histoire que propose Shakespeare à la fin de Macbeth : « c’est une histoire que conte un idiot, une histoire pleine de bruit et de fureur, mais vide de signification ». Il note alors la difficulté de rendre compte de la constance du moi sans sortir des limites de la sociologie, et propose l’habitus comme « principe actif, irréductible aux perceptions passives, de l’unification des pratiques et des représentations ». Dans le monde social, être "normal" c’est le plus souvent être constant, prévisible ou au moins intelligible « à la manière d’une histoire bien construite » et il existe « toutes sortes d’institutions de totalisation et d’unification du moi ». Et le récit de vie relève d’autant plus de ce « modèle officiel de la présentation officielle de soi […] et de la philosophie de l’identité qui le sous-tend » que la démarche biographique se rapproche plus des interrogatoires officiels que de la confidence privée.

Ce texte de Pierre Bourdieu pourrait apparaître comme une remise en cause radicale de la validité des approches biographiques, voire de leur légitimité. En fait, les dernières pages de ce texte indiquent les précautions méthodologiques qui peuvent permettre de ne pas tomber dans le piège d’une approche ontologique. Il s’agit de prendre en compte la toile de fond d’une trajectoire, d’envisager le trajet par rapport à la carte. Pierre Bourdieu n’en reste pas à un réquisitoire détaillant « l’analyse critique des processus sociaux mal analysés et mal maîtrisés » qui conduisent à construire des histoires de vie comme « artefact irréprochable », il précise les conditions permettant de dépasser « l’illusion biographique » :

‘« […] on ne peut comprendre une trajectoire (c’est-à-dire le vieillissement social, qui, bien qu’il l’accompagne inévitablement, est indépendant du vieillissement biologique) qu’à condition d’avoir préalablement construit les états successifs du champ dans lequel elle s’est déroulée, donc l’ensemble des relations objectives qui ont uni l’agent considéré –au moins dans un certain nombre d’états pertinents du champ– à l’ensemble des autres agents engagés dans le même champ et affrontés au même espace des possibles » (p.89 c’est nous qui soulignons).’

Nous allons donc, dans ce chapitre et le suivant, analyser “l’espace des possibles” et « les états successifs du champ dans lequel s’est déroulée une trajectoire » avant d’examiner dans les chapitres suivants le détail de certains parcours de mobilité en cours de carrière.

Notes
24.

 Bourdieu Pierre, 1994, « L’illusion biographique » in Raisons pratiques, Seuil (première édition : 1986 « L’illusion biographique » Actes de la recherche en sciences sociales n°62/63)