Conclusion du chapitre 1

À l’issue de ce premier chapitre, nous avons passé en revue quelques-unes des représentations de la mobilité professionnelle en repérant les enjeux symboliques qui sont à l’œuvre dans les discours sociaux sur ce thème. Nous avons avancé dans la construction de notre objet de recherche, grâce à l’explicitation des termes centraux de notre questionnement, ainsi que par l’examen de trois critères de délimitation (le statut, les fonctions, et le cadre d’exercice professionnels). La présentation des premiers résultats de l’enquête par questionnaire nous a permis de dresser un panel des positions professionnelles dans la population d’enquête. Nous avons établi une liste marquée par une forte dispersion de situations professionnelles diversifiées, voire hétérogènes. À cette occasion, nous avons pu constater que la désignation de notre objet de recherche par l’expression " la mobilité professionnelle en cours de carrière des enseignants du premier degré" recouvre en fait une importante diversité de positions professionnelles d’arrivée et une grande variété d’itinéraires de mobilité. Ce qui nous concerne vraiment n’est donc pas "la mobilité professionnelle" mais bien plutôt " les mobilités professionnelles en cours de carrière des enseignants du premier degré". Cependant, la délimitation de la population visée par l’enquête et la structuration des destinations professionnelles envisageables nous ont permis de dépasser le foisonnement du réel et d’élaborer une typologie qui structure notre objet de recherche selon six formes hiérarchisées de mobilité professionnelle. Cette typologie nous permettra d'orienter l'ensemble de nos recherches selon une grille d’analyse commune. Mais, avant de mobiliser cette typologie dans les chapitres ultérieurs, nous nous proposons de la reprendre dans un tableau de synthèse mettant en relief les niveaux de rupture engagés par les différentes formes de mobilité et illustrant chaque type de mobilité par des exemples de positions professionnelles qui en relèvent :

Tableau 8 : Typologie des formes de mobilité professionnelle
position standard
spécialisation (changer de poste de travail, sans mobilité professionnelle à part entière) directeur d’école, instituteur spécialisé de l’ais, maître formateur…
______________quitter la classe_____________
Mobilités internes
(mobilité professionnelle dans l'Éducation nationale)
Mobilité fonctionnelle (changer de fonctions dans le cadre de l’école primaire)
psychologue scolaire, conseiller pédagogique
détaché ou mis à disposition d’une structure de l'Éducation nationale
détaché ou mis à disposition d’une association complémentaire de l’école
____________ quitter le statut d’instituteur (ou de pe )_____________
Mobilité hiérarchique (changer position hiérarchique au sein de l’école primaire)
ien (inspecteur de l’Éducation nationale)
_____________________quitter l’ É cole primaire___________________
Mobilité catégorielle (changer de corps administratif dans l'Éducation nationale)
directeur d’établissement spécialisé (destination "captive")
pegc (destination largement "captive", recrutement clos en 1987)
certifié, agrégé
conseiller d’orientation psychologue, conseiller principal d’éducation, documentaliste
proviseur, principal, gestionnaire d’établissement scolaire
enseignant du supérieur
formateur d’adultes (greta)
________quitter l’ É ducation nationale_________
Mobilités externes
(mobilité professionnelle hors de l’Éducation nationale)
Mobilité institutionnelle (changer d’administration de rattachement)
fonctionnaire (des fonctions publiques d’État, hospitalière et territoriale)
__________________quitter la fonction publique__________________
Mobilité sectorielle (changer de secteur d’emploi)
salarié du secteur privé
travailleur indépendant (artisan, commerçant, artiste…)
________________________quitter l’emploi ________________________
Mobilité statutaire (quitter le statut de l’activité professionnelle)
inactif (chômage, formation, mère au foyer)

Les formes de mobilité professionnelle sont présentées dans ce tableau dans un ordre croissant de distance socioprofessionnelle parcourue depuis la position standard. Les lignes de rupture indiquées dans le tableau sont donc cumulatives et l'on peut remarquer qu'un niveau de rupture inclut tous les niveaux précédents. Ainsi, par exemple, en devenant inspecteur, on franchit la ligne de rupture "quitter le statut" et cela induit implicitement le passage de la ligne précédente "quitter la classe". Le terme de "distance professionnelle" désigne donc ce que l’on quitte dans chaque forme de mobilité professionnelle depuis l'institutorat : la classe, le statut d’instituteur (ou de professeur d'école), l’école primaire, l’Éducation nationale, la fonction publique, l’emploi. On pourrait penser qu'à l'intérieur de la mobilité catégorielle les positions d'enseignants ne suivent pas cette règle : la rupture "quitter l'école primaire" implique bien "quitter le statut", mais semble préserver "quitter la classe" puisque le cadre de la classe est maintenu pour les instituteurs devenus enseignants du secondaire. En fait, le passage du premier au second degré d'enseignement conduit à exercer face à plusieurs classes dans un seul champ disciplinaire et non plus avec une seule classe dans toutes les disciplines. Le premier niveau de rupture pourrait donc s'intituler "quitter sa classe" et l'on voit alors que l’emboîtement des niveaux de rupture s'applique pour toutes les formes de mobilité professionnelle.

Naturellement, cette hiérarchisation des types de mobilité ne concerne que leurs caractéristiques formelles et n’implique pas qu’un itinéraire professionnel passe par toutes les positions intermédiaires. L’analyse des itinéraires professionnels réellement parcourus montre que certains enchaînements sont fréquents, par exemple une mobilité fonctionnelle suivie d’une mobilité hiérarchique ou catégorielle (avec l’exemple d’un enseignant du premier degré devenant d’abord conseiller pédagogique puis inspecteur dans un deuxième temps). En revanche, certaines formes de mobilité ne sont jamais suivies d’un autre changement professionnel et certaines destinations sont "terminales", dans le sens où elles n’offrent aucun débouché (par exemple, les chefs d’établissement du secondaire). Enfin, de nombreux itinéraires professionnels se limitent à une seule forme de mobilité, y compris les plus distantes de la position de départ (avec par exemple le passage direct de la classe au statut d’artisan, sans étape intermédiaire).

On peut remarquer que les lignes de rupture "quitter la classe et "quitter l’Éducation nationale" sont mises en exergue dans le tableau. Cela correspond à une structuration forte de notre objet de recherche : les ruptures biographiques les plus marquantes s'opèrent d’une part en quittant l’exercice ordinaire du métier dans la classe et d’autre part en sortant de l'Éducation nationale. Dans les deux cas, une frontière nette est franchie et les acteurs concernés parlent souvent de « quitter la maison » ou de « sortir du giron » pour indiquer le sentiment qu’ils ont eu à cette occasion de passer d’un monde d’appartenance à un autre. La rupture avec l’Alma mater oblige à recomposer un habitus professionnel, issu et accordé à des “manières d’être au métier” spécifiques du groupe professionnel que l’on vient de quitter.