II.1. Des départs rarissimes ?

La première série de données que nous allons analyser est un tableau de synthèse établi au niveau départemental à partir des réponses à l'enquête ministérielle intitulée "mouvements du corps des instituteurs" dans le département de la Loire :

Tableau 11 : Liste des départs libérant une classe (par année)
année démission PEGC certifié autre total  
1977 1 9 1 1 12  
1978 0 0 0 1 1  
1979 0 4 1 1 6  
1980 2 0 3 3 8  
1981 1 1 3 6 11  
1982 1 1 2 1 5  
1983 1 1 4 0 6  
1984 0 0 5 0 5  
1985 0 0 3 0 3  
1986 0 0 3 1 4  
1987 0 5 1 1 7  
1988 1 5 1 0 7  
1989 0 6 1 0 7 65
1990 0 5 7 0 12  
1991 0 6 4 0 10  
1992 1 6 11 0 18  
total 8 49 50 15 122  
Source : tableau de synthèse établi par l'inspection académique de la Loire à partir de l'enquête "mouvements du corps des instituteurs" de la DEP.
Lecture : en 1977, un instituteur a quitté sa classe sur démission, neuf l’ont quitté par intégration du corps des PEGC, un vers le corps des certifiés et un pour une autre raison.
Note : le sous-total pour la période 1986-1992 servira ultérieurement de base de comparaison.

À la lecture de ce tableau, on constate que les démissions ou les radiations ne représentent qu'une part restreinte du total, alors que les intégrations dans le corps des PEGC et celui des certifiés représentent plus de 80% des départs recensés par ce tableau de synthèse ( 53 ).

La nature des départs comptabilisés dans ce tableau ne correspond pas à l’image que l’on pourrait se faire de la mobilité professionnelle en cours de carrière des enseignants du premier degré. On ne retrouve guère la trace de ce qui semblait pouvoir constituer la majorité des départs, c’est-à-dire des enseignants victimes de "burn–out" et qui démissionnent pour exercer un métier éloigné de "la crise de l’enseignement" ( 54 ). Ainsi, ce premier contact avec des données quantifiées remet en cause un aspect qui semblait simple et évident : on quitterait l’enseignement parce que l’on s’y sent mal ou parce que l’on n’y réussit pas et l’on se réoriente alors vers tout autre chose.

D'autre part, on remarque la faiblesse des effectifs concernés : 122 départs sur une période de quinze ans, cela correspond à une moyenne de huit reconversions professionnelles par an pour l'ensemble du département. Sachant que les enseignants du premier degré sont plus de trois mille dans le département, on voit que le nombre de départs donné par ce tableau est infime et représente moins d’un pour cent de l’effectif global. Pour établir un ordre de grandeur, on peut comparer cette valeur avec les départs à la retraite qui représentent –en moyenne et sur la même période– 78 départs par an, soit près de dix fois plus que les départs comptabilisés dans ce tableau. Ces valeurs quantifiées –établies à partir des valeurs fournies par l’administration départementale– semblent donner raison à la vision "tous immobiles" que nous avons évoquée au début du chapitre un, et elles sont nettement inférieures aux flux de mobilité établis par Claude Thélot et François de Singly pour l’ensemble des fonctionnaires. Mais des réserves doivent être émises quant à la validité des valeurs obtenues à partir de cette source.

Les autres investigations que nous avons menées prouvent que le tableau précédent n’est pas exhaustif : ainsi, par exemple, nous avons rencontré deux personnes qui ont quitté le métier d’instituteur en 1985 pour rejoindre le secteur privé, alors que le tableau ne comptabilise que trois départs vers l’enseignement secondaire pour cette année-là. Quel est le sens de ces absences ? S’agit-il d’omissions volontaires comme nous étions tenté de le croire, au vu des réactions de dénégation de certains membres de l’administration départementale lors de notre enquête empirique ?

En fait, cela résulte d’une double limitation des comptages effectués dans le tableau précédent qui recense les “sorties du corps libérant une classe”. Ce comptage semble pourtant correspondre à une définition évidente de la mobilité professionnelle en cours de carrière des enseignants du premier degré : un instituteur quitte "sa" classe et "ses" élèves pour exercer un autre métier en sortant de son corps administratif d’origine. L’expression “sorties du corps” renvoie à des départs définitifs qui résultent d’une rupture administrative (soit un changement de corps dans la fonction publique, soit une sortie de la fonction publique), et l’expression “libérant une classe” renvoie à des départs effectués depuis une classe maternelle ou élémentaire. Malgré l’évidence apparente de ces deux aspects, notre enquête empirique montre qu’ils constituent des restrictions excessives de notre objet. Ainsi, pourquoi les deux personnes que nous avons rencontrées n’apparaissent-elles pas dans le tableau précédent ? Tout simplement parce qu’elles ne remplissaient pas l’une des deux conditions de définition, puisqu’elles n’enseignaient pas dans une classe primaire au moment de leur départ : l’une avait obtenu un congé sans solde pour continuation d’études et l’autre était détachée dans une association. On doit donc retenir que –contrairement aux apparences– on peut "être instituteur" (ou être considéré comme tel, administrativement) sans exercer dans une classe maternelle ou élémentaire.

Nous reviendrons sur ces positions administratives particulières dans les chapitres quatre et cinq à propos du cadre administratif et des filières internes de l'institutorat. Notons pour l’instant que le tableau précédent ne permet pas de prendre la mesure de la mobilité professionnelle en cours de carrière des enseignants du premier degré : les valeurs disponibles sont limitées aux sorties définitives du corps des instituteurs depuis une classe primaire, alors que notre recherche doit prendre également en compte non seulement des changements de fonctions professionnelles sans perte de statut, mais aussi les reconversions professionnelles opérées à partir d’autres situations administratives que l’enseignement dans une classe de l’école primaire.

Afin de dépasser les limitations des "données" immédiatement accessibles, nous avons entrepris un relevé systématique dans les archives du mouvement départemental, qui nous a permis de mettre en œuvre des opérations de comptage et de comparaison, et dont les principaux résultats sont présentés dans la section suivante.

Notes
53.

 Les radiations ne sont même pas décomptées explicitement et sont rangées dans la colonne "autre".

54.

 L’expression "burn–out" est souvent utilisée pour désigner le sort des « profs qui craquent » et qui ne parviennent pas (ou plus) à faire face à leurs fonctions dans l’exercice de leur métier. cf. ESTEVE José & F.B. FRACCHIA Alice, 1988, « Le malaise des enseignants », Revue française de pédagogie N°84 – RANJARD P., 1984, Les enseignants persécutés, R Jauze