Conclusion du chapitre 2

Au terme de ce chapitre, quelle réponse peut-on apporter aux deux questions posées dans l’introduction sur le volume et la répartition de la mobilité en cours de carrière des enseignants du premier degré ? La confrontation des résultats issus des différents modes d’investigation a montré qu’il n’existe pas de réponse simple et unique à ces deux questions. On peut en effet mettre en œuvre plusieurs modes de calcul qui relèvent de définitions opératoires concurrentes de la mobilité professionnelle en cours de carrière. Selon que l’on fonde son raisonnement soit sur les départs libérant une classe, soit sur la position occupée en fin de carrière, soit sur les changements relevés dans le fichier de paye, on ne mesure pas exactement les mêmes phénomènes et, fort logiquement, les résultats varient. Par ailleurs, on constate que la réponse à la seconde question sur la fréquence des destinations professionnelles module fortement la réponse à la première question sur le volume de mobilité. En effet, une part prépondérante des écarts entre les estimations du taux de mobilité s’explique par la prise en compte ou non de certaines formes de mobilité. Et, de ce point de vue, les différentes estimations que nous avons regroupées dans la dernière section de ce chapitre convergent largement vers une cohérence globale que l’on peut résumer ainsi : les enseignants du premier degré qui ne terminent pas leur carrière en position standard représentent environ la moitié d’une cohorte de recrutement, mais les reconversions professionnelles totales ne représentent pas plus d’un quart de l’effectif. La mobilité professionnelle en cours de carrière des enseignants du premier degré voit donc cohabiter deux images divergentes et pourtant bien réelles l’une et l’autre : d’une part pratiquement une personne sur deux quitte la position standard à un moment de sa carrière et d’autre part une personne sur quatre change complètement de profession.

Les apports de ce chapitre renforcent donc le constat que nous faisions à l’issue du premier chapitre : au-delà de LA mobilité professionnelle, notre étude doit s’attacher à analyser LES mobilités professionnelles en cours de carrière des enseignants du premier degré. D’autant plus que le taux de mobilité a été estimé “toutes choses égales par ailleurs” puisque nous avons seulement évoqué les effets de contexte liés aux évolutions temporelles, aux différences de genre ou aux débouchés ( 66 ).

Ce bilan quantifié conduit également à renvoyer dos-à-dos les discours sociaux du “tous immobiles” (puisque près de la moitié des enseignants du premier degré sont "mobiles" d’une manière ou d’une autre) et ceux du “tous partis” (puisque les départs en rupture complète restent assez peu nombreux). Cependant, il convient de ne pas tomber dans le piège d’une interprétation sociologique surplombante, prétendant extirper les illusions du sens commun en exhibant quelques valeurs statistiques. La confrontation des discours sociaux et des estimations quantifiées portant sur la mobilité professionnelle nous place dans une situation comparable à celle de la sociologie de l’école à propos des inégalités sociales à l’école ou de l’évolution du niveau scolaire. Comme le fait remarquer François Dubet dans un article de synthèse récent, en plus des «croyances et des fictions nécessaires», les acteurs ont des « raisons raisonnables de ne pas croire les sociologues » ( 67 ). D’une part, les enjeux symboliques sont prégnants, car une activité professionnelle relevant du “travail sur autrui” n’est viable « que si les acteurs qui l’accomplissent croient à un certain nombre de valeurs ou de fictions qui rendent leur travail possible. En dépit du poids de la culture critique aujourd’hui, ils doivent croire que la connaissance libère quand ils enseignent, ils doivent croire à l’objectivité des évaluations quand ils notent, ils doivent croire à l’égalité fondamentale des élèves… » (idem). D’autre part, les professeurs ne rejettent pas les apports de la recherche montrant que le niveau monte, uniquement pour des raisons idéologiques ou par ignorance : leur réaction s’explique aussi par un problème de perception, car, objectivement, les professeurs de lycée de l’enseignement général ont vu baisser le niveau des élèves qui leur sont confiés ( 68 ).

Et l’on voit bien en quoi un point de vue est avant tout une vue depuis un point de l’espace social selon la formule de Pierre Bourdieu. De la même manière, nous avons recueilli des témoignages qui illustrent bien que la perception du volume de la mobilité professionnelle en cours de carrière dépend largement de la position de la personne qui l’émet. Ainsi, on peut retenir à la fois le témoignage d’une personne déclarant « la majorité de ma promotion [de l’École normale d’instituteurs] a quitté le métier » et celui d’une autre personne indiquant que « très peu des instits que j’ai connus sont partis », même si ces deux déclarations semblent contradictoires quand elles portent sur la même période dans le même département. Il suffit que la première personne ait été recrutée par un concours niveau collège et que la seconde ait été recrutée par voie directe comme suppléant.

Il convient en effet de garder présent à l’esprit l’écart important qui existe entre une cohorte de recrutement et une promotion de normaliens, puisqu’à certaines époques une fraction importante des recrutements d’instituteurs était faite en dehors de l’École normale. On peut donc constater que –dans le même département et à la même période de recrutement– plus de la moitié d’une promotion de normaliens a quitté le métier alors que le taux de départ est proche d’un quart sur l’ensemble de la cohorte de recrutement incluant les recrutements directs. Certains normaliens ont une appréhension partielle des choses en assimilant leur promotion de l’École normale à l’ensemble des instituteurs. Ajoutons que leur vision est plus complète en ce qui concerne les départs puisqu’ils ont connaissance de sorties de la profession qui passent souvent inaperçues parce qu’elles se réalisent en tout début de carrière ( 69 ).

Mais au-delà des “raisons raisonnables” liées au fait que les départs sont inégalement répartis sur l’ensemble de la carrière et que le recrutement initial s’opère de plusieurs manières, on peut relever des “fictions nécessaires” qui s’attachent à la mobilité en cours de carrière. À commencer par les normaliens, qui sont souvent enclins à y porter plus d’intérêt que certains de leurs collègues puisqu’ils ont été personnellement concernés, comme on le verra dans les témoignages de plusieurs personnes à propos des "continuations d’études" accessibles à certains normaliens.

D’une manière plus générale, la mobilité professionnelle en cours de carrière ne peut pas être un sujet anodin pour les enseignants du premier degré car elle interroge une des composantes centrales de l'institutorat, c’est-à-dire l’engagement personnel dans l’activité professionnelle. Par exemple, l’existence de possibilités de mobilité professionnelle –même vagues et peu établies– permet de « garder la face », non seulement en faisant partie d’un groupe professionnel potentiellement ouvert sur la promotion, mais aussi, en y restant pour des raisons honorables : s’il m’est possible de quitter la classe, alors on peut penser que j’y demeure par conviction, en restant fidèle à ma "vocation" ( 70 ).

Notes
66.

 Nous analyserons au chapitre neuf les variations de notre objet selon les périodes et selon le genre.

67.

 DUBET François, 2003, « Pourquoi ne croit-on pas les sociologues », Éducation et Sociétés N°9

68.

Sur ce point, voir GLASMAN Dominique, 1984, Le niveau baisse ! Réflexion sur les usages sociaux de la fausse évidence, CRDP Grenoble – BAUDELOT Christian & ESTABLET Roger, 1989, Le niveau monte, Seuil

69.

 Nous détaillerons ces "départs précoces" et l’évolution historique des recrutements d’instituteurs ainsi que les variations temporelles de la mobilité dans le chapitre sept.

70.

 Nous faisons usage du terme de vocation qui nous semble condenser de très nombreux argumentaires collectés durant notre recherche, mais nous le plaçons entre guillemets car il est rarement employé par les acteurs.