I. Exemple de cheminement
ou cheminement exemplaire ?

I.1. Une analyse médiate

La prise en compte des témoignages des acteurs s’opère par l’analyse d’entretiens biographiques ( 71 ). Il ne s’agit ni de la réification de "l’histoire de vie" dans sa globalité (selon une posture “restitutive”), ni de l’instrumentalisation d’extraits déconstextualisés (selon une posture “illustrative”), mais d’une démarche “analytique”, c'est-à-dire d’une prise en compte des témoignages rendue médiate par l’utilisation de procédures d’analyse instrumentée ( 72 ). Nous allons mettre en œuvre cette démarche par l’examen détaillé d’un itinéraire professionnel qui peut apparaître comme représentatif en analysant le témoignage de Daniel ( 73 ).

Il s’agit donc de prêter de l’importance et de l’intérêt à l’histoire d’un itinéraire individuel, en s’accordant avec Pierre Bourdieu quand il souligne que

‘« Le regard prolongé et accueillant qui est nécessaire pour s’imprégner de la nécessité singulière de chaque témoignage, et que l’on réserve d’ordinaire aux grands textes littéraires ou philosophiques, on peut aussi l’accorder, par une sorte de démocratisation de la posture herméneutique, aux récits ordinaires d’aventures ordinaires. » ( 74 ).’

Nous proposons en annexes la transcription écrite de l’entretien de Daniel à laquelle le lecteur peut se reporter pour au moins deux raisons. D’une part, cela permet de donner une assise aux développements analytiques qui vont suivre et d’aborder ce récit dans sa globalité, d’en appréhender la consistance et la logique interne. D’autre part, cette transcription permet de juger sur pièces, en rapportant nos analyses et interprétations à ce qui a été réellement dit lors de l’entretien. Nous avons analysé le récit de Daniel en suivant la proposition de Didier DEMAZIERE et Claude DUBAR de mobiliser l’analyse structurale des récits biographiques pour la mettre au service de l’interprétation sociologique des parcours professionnels ( 75 ). La transcription de l’entretien permet donc au lecteur non seulement d’accéder à “la nécessité singulière” de ce récit mais aussi d’y repérer les trois types d’éléments qui ont structuré nos analyses :

  1. les éléments d’information factuelle,
  2. les rencontres, interactions et relations sociales,
  3. les jugements, argumentations et discours d’opinion ( Ce qui correspond respectivement aux séquences, aux actants, et aux propositions dans la terminologie de l’analyse structurale des récits.).

Si l’on veut comprendre et rendre compte du point de vue des acteurs concernés par la mobilité, on ne peut éluder le fait qu’elle représente pour eux une aventure personnelle. Mais on ne peut pas pour autant réduire la réalité sociale au sens que chaque acteur construit de son expérience propre. On doit donc engager un double mouvement d’analyse qui, d’une part, n’élude pas la vérité subjective élaborée par chaque personne et qui, d’autre part, confronte le point de vue des acteurs aux éléments de la réalité sociale qui échappent à leur perception individuelle, à commencer par le cheminement d’autres acteurs qui se sont trouvés confrontés au même “espace des possibles”, tel que nous avons pu le définir au chapitre premier ( 77 ).

Il s’agit de rendre compte de la consistance d’un récit de cheminement professionnel tout en faisant émerger des schèmes analytiques à partir de thématiques que l’on repère dans le témoignage. Car, si une sociologie compréhensive de la mobilité professionnelle en cours de carrière doit s’intéresser de près aux réactions des acteurs (à travers la façon dont ils vivent leur expérience de la mobilité, la manière dont ils en parlent et le sens qu’ils y attribuent), cette attention ne doit pas faire perdre le fil directeur de notre étude, et il convient de mettre ces éléments au service de la problématique générale en repérant ce que cela nous aide à comprendre sur le métier d’instituteur , à propos de domaines comme les modes du recrutement initial ou l’affiliation professionnelle.

Notes
71.

 La méthodologie de notre enquête par entretiens est présentée en annexes.

72.

 A propos des approches « restitutive », « illustrative » et « analytique » des entretiens de recherche, cf. DUBAR Claude & DEMAZIERE Didier, 1997, Analyser les entretiens biographiques, Nathan

73.

 Nous avons opté dans ce texte pour l’utilisation –quasi conventionnelle dans les travaux analysant des entretiens– de prénoms fictifs qui, malgré son aspect artificiel, permet d’éviter les lourdeurs introduites par l’obligation d’anonymat et l’occultation des éléments d’identification. On se dispense ainsi de cet usage inconsidéré de l’étiquetage consistant à désigner les acteurs par des formules lapidaires du type « homme, 42 ans, fils d’ouvrier » qui en disent plus sur les a priori et les automatismes de l’analyste que sur le "matériau" analysé.

74.

 Bourdieu Pierre (dir.), 1992, La Misère du monde, Seuil, « Comprendre » p. 923

75.

 DEMAZIERE Didier & DUBAR Claude, 1997, Analyser les entretiens biographiques. L’exemple de récits d’insertion, Nathan

77.

 A propos de « l’espace des possibles », cf. Bourdieu Pierre, 1994, « L’illusion biographique » in Raisons pratiques, Seuil (première édition : 1986 « L’illusion biographique » Actes de la recherche en sciences sociales n°62/63)