II. 2. Une carrière d’instituteur marquée par la formation

La carrière de Daniel comporte une forte proportion de formation, puisque le cumul des temps de formation représente près du cinquième de la durée totale de la carrière d’instituteur. Et il convient de noter que ce taux est calculé uniquement sur un type particulier de formations, c’est-à-dire les périodes organisées par année scolaire complète et salariées normalement, c'est-à-dire des formations longues et qualifiantes prises sur le temps de travail et même intégrées à la carrière ( 79 ). Outre leur importante durée cumulée, on peut remarquer que ces périodes de formation concernent trois dispositifs de nature et de statut fort différents : la formation professionnelle initiale au sein de l’École normale, la formation de l’enseignement spécialisé, et le congé de mobilité.

1/ La formation professionnelle initiale semble être le lot commun, mais elle ne concerne que les instituteurs recrutés par concours. Nous verrons par la suite que la durée de formation initiale salariée a varié fortement selon les époques et, surtout, que le recrutement par intégration d’une École normale d’instituteurs est loin de constituer la seule trajectoire d’accès au métier. En ce qui concerne Daniel, l’analyse de son récit montre l’importance du sentiment de fierté vis-à-vis de son intégration de l'École normale qu’il exprime fortement et à plusieurs reprises. Les conditions objectives du recrutement des instituteurs à cette époque avaient au moins deux conséquences. D’une part, elles impliquent un effet de distinction de la “voie royale” de l'École normale par rapport aux autres types de recrutement, ce qui va de pair avec la fierté d’avoir réussi une épreuve sélective et de faire partie des élus. En effet, l’intégration d’une École normale peut être vécue comme une victoire quand le concours est très prisé et donc très sélectif, et quand plus du tiers des recrutements s’effectue “voie directe”, c'est-à-dire par accès direct aux remplacements sans formation professionnelle initiale. D’autre part, elles mettent en place une socialisation professionnelle prégnante et précoce qui débouche –du moins dans les cas où elle réussit ( 80 )– sur une affiliation professionnelle fortement incorporée et gratifiante, voire sur l’intégration à une « catégorie protectrice » ( 81 ). Cette socialisation professionnelle s’instaure dès les “classes pré bac” organisées en internat. Elle s’opère explicitement lors des deux années de formation professionnelle initiale, qui ne se limitent pas à des cours à l'École normale mais comportent des stages "en tutelle" auprès des "maîtres d’application", et diverses formes de compagnonnage précoce (dont nous relèverons certains éléments dans la section suivante). À propos de la formation initiale, on peut constater deux absences dans le récit de Daniel : il ne dit rien ni de sa scolarité en internat à l'École normale avant le baccalauréat, ni de sa formation professionnelle initiale après le baccalauréat. On peut s’étonner de ces omissions, surtout si l’on songe qu’au moment de l’entretien, il occupe les fonctions d’inspecteur professeur, c’est-à-dire qu’il intervient presque quotidiennement dans la formation professionnelle initiale des enseignants du premier degré. Même si l’absence de toute relance sur le sujet durant l’entretien limite peut-être la portée de ces omissions, on peut formuler l’hypothèse que cela constitue un point aveugle, comme tout élément de socialisation fortement incorporé qui ne peut plus être perçu explicitement.

2/ La deuxième période de formation institutionnelle correspond à la formation de l’enseignement spécialisé, qui est fort différente : elle est qualifiante et permet une spécialisation professionnelle, elle donne accès à des postes et des emplois –en principe– réservés aux instituteurs spécialisés qui ont suivi une telle formation, dans des positions professionnelles parfois très éloignées de la position standard ( 82 ). Elle instaure une socialisation secondaire fondée sur une posture professionnelle nettement différenciée par une « manière d’être au métier » renouvelée : primat de l’éducation (et de la ré éducation) sur l’enseignement et les apprentissages disciplinaires, attention portée à l’Enfant plutôt qu’à l’élève… On peut donc noter des effets de distinction à trois niveaux : d’abord par l’accès sélectif à la formation, ensuite par l’appartenance à un sous-groupe professionnel consistant et valorisant, enfin par l’exercice de nouvelles fonctions dans un cadre professionnel distinct de l’école primaire.

3/ Enfin, le congé de mobilité est un dispositif institutionnel qui offre aux enseignants l’équivalent du congé individuel de formation ouvert à l’ensemble des salariés. Daniel a eu recours à ce dispositif pour préparer la rupture la plus importante de sa trajectoire, c’est-à-dire son accès au corps des inspecteurs. Notons que, là encore, l’effet de distinction est très fort puisque le congé de mobilité (ou de formation) reste très marginal et ne concerne que quelques enseignants du premier degré par département.

Après l’examen de la carrière d’instituteur, il convient à présent de considérer l’itinéraire professionnel dans sa globalité, afin d’avoir une vue d’ensemble du cheminement professionnel de Daniel.

Notes
79.

 Le décompte strictement administratif de la "durée de carrière" (pour le calcul de retraite par exemple) ne distingue pas ce type de formations du reste de la carrière.

80.

 Nous utilisons ce terme non pour porter jugement de valeur, mais pour rappeler que cette socialisation ne se réalise pas comme prévu pour tous les normaliens, comme nous le verrons avec d’autres témoignages.

81.

 Nous présentons dans la section suivante les éléments repris de l’ouvrage Dubar Claude, 1991, La socialisation. Construction des identités sociales et professionnelles, Armand Colin

82.

 Les postes du secteur de l’adaptation et de l’intégration scolaires (AIS) sont réservés, de droit, aux titulaires du CAPAIS mais en cas de vacance de poste, ils sont attribués à titre provisoire aux enseignants n’ayant pas obtenu de poste à l’issu du mouvement (il s’agit souvent de débutants).