III. 1. Recrutement par procuration

Chacun des trois thèmes présentés dans le tableau précédent décline un aspect des relations de Daniel avec son père : la souffrance sociale, les compétences non reconnues et les liens (au sens fort du terme) de filiation. La caractéristique principale du père de Daniel est de ne pas être reconnu à sa juste valeur, de vivre une condition ne correspondant ni à ses capacités ni à ses aspirations. Devenir instituteur est resté un rêve inaccessible pour le père, qui pourtant savait établir une relation éducative avec les enfants et, de plus, maîtrisait le verbe. Cette distorsion entre groupe d’appartenance et groupe de référence ( 90 ) génère de la souffrance chez le père, et la volonté de relever le défi chez le fils. On voit donc émerger la thématique de l’intériorisation du projet paternel lors du recrutement initial comme instituteur. C’est à partir de la situation sociale de son père et de ses aspirations que Daniel explique sa "vocation" d’instituteur. La frustration de son père de ne pas pouvoir exercer le métier de ses rêves et la souffrance sociale d’être maintenu dans une position qu’il dénigre, Daniel les a reprises à son compte : il parle même de « vengeance par filiation interposée ».

Cela peut sans doute éclairer "l’omission" de l’inscription en centre de formation PEGC après le baccalauréat, que Daniel présente ainsi dans son récit :

‘« on était deux de la promotion à partir pour continuer en formation PEGC (S7.3) Je passe le permis de conduire le jour où je devais m'inscrire au centre PEGC (S7.5) Bon, ben je suis resté instit (S7.6) ». ’

On peut noter au passage deux thématiques d’analyse en lien avec cette péripétie du parcours de Daniel. D’une part, l’accès à la formation PEGC après le baccalauréat renvoie aux “prolongations d’études” offertes par les Écoles normales à certains normaliens et que nous analyserons au chapitre quatre. D’autre part, cet épisode du parcours de Daniel relève de ce que l’on peut intituler "les opportunités non saisies" et qui constitue un élément important des itinéraires de mobilité professionnelle. Mais pour l’instant, intéressons-nous à la façon dont Daniel explique ce renoncement à une opportunité :

‘« j'ai décidé de passer le permis et de rester en FP (formation professionnelle) ici : c’est […] qui est parti à ma place (A7.6) à cette époque-là j'étais tout gamin (A7.7) je me disais : “hou là là partir à V., dur. J'vais passer le permis, moi” (A7.8) Concours de circonstances complètement stupide (P7.2) ». ’

Même s’il invoque son jeune âge –ce qui peut renvoyer au recrutement à 15 ans opéré par les Écoles normales– l’explication avancée par Daniel n’est pas très convaincante, et l’on peut examiner attentivement ce "non-choix" "non-rationnel". En devenant instituteur, Daniel vengeait la souffrance sociale de son père et réalisait son rêve impossible, mais en partant faire autre chose (de mieux ?), il aurait remis en cause la valeur de cet objet tellement désiré et la valorisation paternelle de l’institutorat. On peut donc faire l’hypothèse que le narrateur, investi d’une mission, ne pouvait pas facilement suivre un autre projet. En étant normalien suivant le désir ardent de son père, il était en quelque sorte en "service commandé", avec injonction incontournable de devenir instituteur (et de le demeurer…). En quelque sorte, l’attachement filial se traduit pour Daniel par l’accomplissement du projet paternel, et l’on peut dire qu’il passe de la filiation à l’affiliation professionnelle. Mais ce passage s’opère en activant des tensions identitaires, selon des processus relevant des “contradictions de l’héritage”.

Notes
90.

 MERTON Robert K., 1997, Éléments de théorie et de méthode sociologique, Armand Colin, (première édition : Social Theory and Social Structure, 1957)