III.2. Accès à l'institutorat et “contradictions de l’héritage”

Dans le texte intitulé “Les contradictions de l’héritage” ( 91 ) Pierre Bourdieu présente les aspects problématiques des successions familiales, c’est-à-dire ce qui fait problème dans le processus d’héritage, au sens large (transmission de capital économique et culturel, de position sociale...). Le premier problème est celui de la distorsion souvent importante entre continuation et imitation pure et simple :

‘« pour continuer celui qui, dans nos sociétés, incarne la lignée, c’est-à-dire le père, […] perpétuer la position sociale qui l’habite, il faut souvent se distinguer de lui, le dépasser et, en un sens, le nier. »’

Et souvent les projets parentaux enferment les enfants dans des systèmes de "doubles contraintes" dans lesquels ces derniers doivent faire face à des demandes contradictoires : « l’héritage réussi est un meurtre du père accompli sur l’injonction du père, un dépassement du père destiné à conserver son "projet" de dépassement ». Dans le cas d’une continuité dans la position du fils et du père, ou d’une ascension du fils faisant suite à une ascension du père, le processus est positif, car il est alors pour le père « reproduction à l’identique de ce qu’il est et ratification de l’excellence de sa propre identité sociale ».

Mais, dans de nombreux cas, les distorsions de l’héritage sont lourdes de conséquences et « nombre de personnes souffrent durablement du décalage entre leurs accomplissements et des attentes parentales qu’elles ne peuvent ni satisfaire ni répudier ». Même en cas de "réussite sociale", de dépassement souhaité et impulsé par la famille, le fils doit affronter une double injonction, car le père « souhaite et craint que le fils devienne un alter ego, il craint et souhaite qu’il devienne un alter ». Le fils est ainsi confronté à l’alternative entre la trahison de son milieu d’origine (à travers le désaveu que représente le dépassement comme "ascension" sociale) par fidélité au projet parental, et la trahison du projet parental par fidélité au milieu d’origine : la culpabilité du fils semble inévitable, car « coupable de trahir s’il réussit, il est coupable de décevoir s’il échoue ».

Et l’on retrouve dans le récit de Daniel de nombreuses traces de la culpabilité diffuse qui naît de la “double trahison”, c'est-à-dire la tension entre continuation du projet parental et dépassement social des origines. L’auteur précise par ailleurs que le sociologue ne saurait faire de la famille « la cause ultime des malaises qu’elle semble déterminer » en oubliant les structures sociales et leurs évolutions qui sont au principe de bien des contradictions de l’héritage. Dans ce même texte, Pierre Bourdieu évoque les liens de son travail avec la psychanalyse, en rappelant que « l’habitus entretient avec le champ un rapport de sollicitation mutuelle et l’illusio est déterminé de l’intérieur à partir de pulsions qui poussent à s’investir dans l’objet ; mais aussi de l’extérieur, à partir d’un univers particulier d’objets socialement offerts à l’investissement ».

Et –sans s’aventurer trop imprudemment dans une psychanalyse improvisée– il semble bien que l’on puisse comprendre la "non–inscription" de Daniel en formation PEGC comme un "acte manqué" au sens psychanalytique du terme. Il s’agit bien en effet d’un acte qui occulte un projet explicite (la poursuite d’études proposée par l'École normale) par une conduite apparemment non rationnelle (négliger d’effectuer les démarches administratives) mais trahissant un désir inconscient (rester fidèle au projet paternel). On peut noter que Daniel ne s’explique pas vraiment cet épisode, qu’il attribue à son immaturité (« j’étais gamin à l’époque ») tout en restant perplexe sur ses causes réelles :

‘« un refus de je sais pas quoi, parce que […] la logique de ma carrière aurait voulu que je fasse ça, et si j'avais fait ça et bien aujourd'hui je serais prof (P7.5) si je suis IEN aujourd'hui, je ne sais pas véritablement pourquoi mais ce n'est pas forcément ce que j'aurais dû être (P7.6) ». ’

Mais cette manière d’agir ne peut pas être considérée simplement comme gratuite ou non rationnelle, car on sait qu’un acte manqué –malgré son apparente "futilité" pour reprendre les termes de Daniel– manifeste une signification tant « il est clair que tout acte manqué est un discours réussi, voire assez joliment tourné» ( 92 ).

On trouve ainsi un élément de réponse à la question centrale de ce chapitre sur l’articulation entre une aventure personnelle de mobilité et des facteurs sociaux : Daniel perçoit cette "non-inscription" comme un épisode intime d’une aventure très personnelle, alors que l’analyse peut y voir l’influence de facteurs sociaux relevant des contradictions de l’héritage. Naturellement, nul "déterminisme" implacable dans ce processus, et Daniel n’a pas été "déterminé" à (ne pas) faire contre son gré. Mais on peut soutenir l’hypothèse que ce mécanisme social a eu une influence implicite sur sa décision. Dans l’instant, la continuation d’études ne lui est simplement pas apparue comme très souhaitable. Finalement, il a pu éprouver "l’intime conviction" que cela ne le concernait pas, puisque cela relevait pour lui du domaine de l’impensable (ou de l’impensé), selon une logique d’appropriation des contraintes sociales que l’on peut illustrer par les formules comme « ce n’est pas pour moi » « je ne suis pas fait pour ça ».

La thématique des contradictions de l’héritage permet de caractériser de nombreux processus qui sont au cœur de notre objet de recherche. Nombre de répondants sont en effet confrontés –le plus souvent implicitement– à la “double trahison” définie dans ce texte. Lors de leur recrutement, puis lors de leur reconversion professionnelle, ils doivent composer entre la fidélité à leur milieu d’origine (familial puis professionnel) et leurs propres aspirations personnelles manifestées plus ou moins explicitement par leur "projet personnel". Longtemps, la position professionnelle et sociale des instituteurs a constitué, pour la majorité d’entre eux, une promotion sociale, le "bâton de maréchal" d’une lignée populaire. Mais, en même temps, cette position n’était pas trop distante du milieu d’origine et les instituteurs marquaient avec insistance leur attachement (et leur appartenance relative) "au peuple" ; car, comme l’indique Pierre Bourdieu, « le transfuge doit rendre (justice) au père : de là des fidélités à la cause du peuple qui sont fidélité à la cause du père ».

Cela renvoie directement à un trait structurant de notre objet : au-delà des aspects fonctionnels et des modalités de départ, on constate que –pour certains– le métier d’instituteur ne se quitte pas facilement. Au plan symbolique, cela occasionne des reconfigurations identitaires et cela entraîne un important « travail de soi sur soi » ( 93 ).

Cet impact de la mobilité est particulièrement visible dans la biographie de Daniel et nous allons reprendre la façon dont il perçoit sa trajectoire socioprofessionnelle dans la section qui suit. Notons toutefois au préalable que la trajectoire de Daniel ne représente qu’une configuration parmi d’autres. Dans les dernières décennies, certaines personnes sont entrées dans la profession non pas dans une logique de promotion sociale mais plutôt selon une stratégie d’évitement de la régression sociale. On semble être passé, pour certains, d’une vision du métier d’instituteur comme " dernière position avant reniement total " –dans une logique de déclassement par le haut relevant des contradictions de l’héritage– à celle de la " dernière position avant relégation complète " –dans une logique de reclassement ou de "contre-mobilité"–. C’est ce que nous verrons au chapitre neuf en nous intéressant à des itinéraires qui relèvent de la seconde logique. On peut cependant retenir dès à présent que, quelles que soient les variations d’orientation ou de pente de la lignée, les “contradictions de l’héritage” sont un élément important à prendre en compte dans chaque configuration biographique.

Notes
91.

 Bourdieu Pierre, 1993, « Les contradictions de l’héritage », in La misère du monde, Seuil (pp.711-718)

92.

 LACAN Jacques, 1966, Écrits, Seuil

93.

 DEJOURS Christophe, 2003, « Résistances au sujet, résistance du sujet », CCIC (centre culturel international de Cerisy), à paraître