Après l’étude des liens de filiation (ou des liens de la filiation) en relation avec “les contradictions de l’héritage”, nous allons passer, dans cette section, à l’analyse de l’affiliation professionnelle en relation avec “la névrose de classe” c'est-à-dire les conflits identitaires liés à un processus de mobilité sociale. Dans ce domaine, Vincent de Gaulejac a produit de nombreux travaux, qu’il propose de ranger sous l’appellation de “sociologie clinique”. Son livre La névrose de classe ( 94 ) développe une analyse détaillée des « conflits psychologiques liés au déclassement social » en partant du constat que « la mobilité sociale et la mobilité culturelle contribuent à développer le phénomène de l’individualisation ». L’individu est ainsi soumis à la fois à des changements fréquents et à une perte d’influence croissante des références sociales. De plus, « si l’inégalité des chances demeure, la concurrence est de plus en plus forte », et la mobilité renforce à la fois liberté et insécurité pour les personnes qui y sont confrontées. Cette analyse prend en compte les apports de la sociologie en matière de stratification et de mobilité sociale, mais elle avance que « la guerre des places tend à remplacer la lutte des classes ». Elle s’attache surtout aux effets individuels que produisent les évolutions en cours : « ce sont les effets psychologiques de ces processus que nous nous proposons de mettre en évidence, à travers l’analyse des conflits d’identité qu’expriment les personnes en promotion ou en régression sociale ». L’ensemble de ces difficultés est désigné sous le terme de “névrose de classe”, dont l’auteur indique par avance les limites théoriques, tout en soulignant l’intérêt heuristique d’une telle formulation :
‘« si le terme de névrose de classe est critiquable théoriquement, il permet de caractériser un tableau clinique qui décrit la symptomatologie des individus qui changent de position dans la structure sociale […] de réfléchir sur les rapports entre la sociologie et la psychanalyse, sur l’intérêt et les limites de leurs apports respectifs dans la compréhension des destinées humaines et des conflits existentiels » (Gaulejac 1987, p.19).’Un des points remarquables mis en lumière par cet auteur est, nous semble-t-il, que la mobilité sociale reste problématique pour l’individu qu’elle concerne, même dans le cas d’une "réussite" ou d’une "ascension" sociale. Les phénomènes de fidélité aux origines, de respect filial relativisent fortement les hiérarchies sociales et culturelles en remettant en cause la notion même de "réussite". Ce type d’interrogation sur la réussite professionnelle et l’ascension sociale selon la thématique du “déracinement” est très présent dans de nombreux témoignages, à commencer par celui de Daniel. Se sentir redevable d’un milieu culturellement dominé et socialement dévalorisé au niveau global de la société, c’est vivre son parcours de mobilité comme une acculturation douloureuse. On risque ainsi d’être déchiré entre un attachement, une fidélité affective envers ses origines, et un projet d’accomplissement personnel qui constitue un dépassement en forme de désaveu, voire de reniement. Comment, en effet, peut-on tendre de toutes ses forces vers un ailleurs et y consacrer tous ses efforts sans remettre en cause les valeurs de son milieu d’origine et le renier d’une certaine manière ? Et l’on peut se demander par quelles transactions identitaires et par quels processus de socialisation secondaire doit passer la résolution des “conflits d’identité” résultant d’un itinéraire social de mobilité. L’examen d’un aspect apparemment anecdotique du récit va nous permettre d’apporter quelques éléments de réponse à cette question.
Gaulejac (de) Vincent, 1987, La névrose de classe. Trajectoire sociale et conflits d’identité, Éditions Hommes et groupes rencontres dialectiques