IV.1. Dénomination du groupe et affiliation professionnelle

Dès le premier abord, notre attention a été retenue par un aspect formel du récit de Daniel qui, selon nous, peut se rattacher à ces “conflits d’identité” qu’analyse Vincent de Gaulejac. Cette particularité du récit de Daniel se situe dans le terme utilisé pour nommer les enseignants du premier degré. Remarquant l’utilisation récurrente du terme de "pédago" –qui nous semble connoté– nous avons décompté les fréquences d’occurrence dans la transcription, et nous aboutissons aux résultats suivants :

Tableau 26 : Nombre d’occurrences des dénominations d’enseignants
dénominations au singulier au pluriel total
pédago(s) 19 10 29
instit(s) 9 3 12
instituteur(s) 0 0 0
institutrice(s) 0 0 0
enseignant(e/s) 0 0 0
total 28 13 41
Source : Transcription intégrale de l’entretien de Daniel.
Lecture : Dans la transcription, on compte 19 occurrences du terme "pédago".

On constate que le terme de "pédago", au singulier ou au pluriel, est largement dominant dans le discours de Daniel puisqu’il représente près des trois quarts des occurrences, alors qu’il est complètement absent de nombreux récits. On remarque également que les termes officiels ne sont jamais utilisés ici : nous y voyons la recherche d’un effet de connivence, permettant de marquer la proximité sociale entre gens qui "font partie de la maison".

L’utilisation de ce terme renvoie en effet nettement à certaines spécificités langagières du « micro-monde social » ( 95 ) des instituteurs et à la "culture École normale". Ce terme est relativement désuet et marque clairement l’appartenance à une génération d’enseignants du premier degré : très en vogue dans les Écoles normales d’instituteurs, au temps de leur splendeur, le terme de "pédago" est assez fréquent parmi les instituteurs de plus de quarante ans et totalement étranger aux jeunes professeurs d’école.

La lecture du tableau des occurrences montre également que les formes "pédago" ou "instit" au singulier sont dominantes par rapport aux formes utilisées au pluriel, puisqu’elles représentent près des trois quarts du total. Nous verrons ultérieurement que cet usage distingue nettement Daniel d’autres locuteurs qui ont tendance à utiliser plutôt les formes au pluriel et à parler « des instits ». En fait, lorsque Daniel utilise le terme de "pédago" c’est très souvent pour dire ce qu’est ou ce que devrait être, selon lui, un enseignant du premier degré, dans un fort mouvement d’identification ; tandis que, dans les autres récits, on rencontre plutôt des descriptions d’ensemble du groupe des enseignants du premier degré, assorties souvent d’évaluations (positives ou négatives) de tel ou tel sous-groupe.

Une autre particularité du récit de Daniel se situe dans l’utilisation intensive des patronymes. Cette forte présence de patronymes, utilisés sans prénom, correspond, elle aussi, aux habitudes langagières du micro-monde social des "pédagos". En effet, la dénomination des collègues en utilisant uniquement le patronyme (sans titre ni prénom) et l’usage systématique du tutoiement apparaissent comme résultant de la socialisation professionnelle qui s’opérait dans le cursus canonique des instituteurs. Obligation était faite aux jeunes instituteurs arrivant dans les écoles de garçons, par leurs collègues plus âgés, d’utiliser ce type de dénomination, explicitement reliée à une conception "égalitariste" de la profession (« entre collègues, on se tutoie ! », « pas de hiérarchie entre nous »).

Malgré la mixité des classes, la gémination des écoles et la féminisation du métier, on peut donc retrouver des traces de cet univers langagier, fortement égalitaire et plutôt masculin, dans des usages en cours et dans des récits actuels. Cette culture professionnelle de l’égalitarisme (entre collègues… !) a trouvé une illustration exemplaire dans les réactions très vives qu’avait déclenchées, au milieu des années quatre-vingt, le projet ministériel qui voulait substituer au rôle de directeur –major inter pares– le statut de "maître-directeur", qui aurait rendu le directeur d’école plus proche d’un chef d’établissement ( 96 ).

Notes
95.

Strauss Anselm, 1978 « Une perspective en termes de monde social » in La trame de la négociation, L’Harmattan, pp. 269-282

96.

 À propos des réactions au statut de maître directeur, on peut se reporter à Geay Bertrand, 1991, « Espace social et coordinations, le mouvement des instituteurs de l’hiver 1987 », Actes de la recherche en sciences sociales N°36. Dix ans plus tard, le rapport du recteur Pair a constitué une nouvelle tentative d’établir les notions d’établissement et de chef d’établissement dans le premier degré (PAIR Claude, 1998, Faut-il réorganiser l’Éducation nationale ?, Hachette). Au moment où nous écrivons ces lignes, le problème reste en suspens, malgré la publication d’un nouveau rapport (BOTTIN Yves, 2002, Enseigner en école. Un métier pour demain, Rapport au ministre de l’éducation nationale, MEN).