IV.2. Une identité professionnelle “fusionnelle”

On peut noter l’intérêt sociologique d’analyser la "mise en mots" de l’itinéraire professionnel : l’analyse des termes utilisés par Daniel pour désigner ses anciens collègues conduit à « étudier la catégorisation en acte dans le langage comme constitution d’un monde symbolique structuré rendant compte des pratiques du locuteur » (DUBAR DEMAZIERE op. cit. p.81). Et l’on conçoit dans cet esprit l’importance de s’intéresser à l’utilisation d’un terme spécifique renvoyant à une de ces « personnes collectives d’où les personnes individuelles tirent le nom commun qui les désigne » ( 97 ) qui correspond à un groupe professionnel formant un “micro-monde social” et constitue un pôle d’affiliation. Si l’on reprend dans le récit de Daniel les éléments dans lesquels il se positionne par rapport aux instituteurs, on peut noter deux tendances.

Premièrement, on relève des marques d’attachement au groupe professionnel d’origine : « …pouvoir compter véritablement sur ses pairs… j'ai pu trouver chez les pédagos... de m'appuyer, d'être en confiance.... » (A12.6). Cela rejoint ce que l’on a vu précédemment à propos de l’appropriation du projet paternel qui débouchait sur une forte valorisation de l'institutorat, constitué en groupe de référence. Deuxièmement, les instituteurs apparaissent souvent en butte à la domination symbolique, voire à la déconsidération et au mépris. Cette domination symbolique entraîne une « baisse de dignité » qui va de pair avec une absence de confiance en soi, et les instituteurs semblent non seulement dominés, mais surtout complètement résignés :

‘« ce qui manque aux pédagos aujourd'hui, c'est d'avoir confiance en eux (A15.7) les pédagos, ils n’ont pas confiance en eux, ils ne savent pas ce qu'ils font, ils n’ont pas envie de... (A15.10) je dis qu'il y a des moments où il y a une baisse de dignité qui est volontaire de la part des collègues (A15.12) traiter les gens comme du bétail et que les gens acceptent de se laisser écraser complètement (A16.3) »’

Dans cette caractérisation du groupe professionnel, on retrouve en partie la modélisation de “l’identité au travail fusionnelle” que propose Renaud Sainsaulieu, même si ce modèle est défini à partir du cadre industriel :

‘« Le modèle fusionnel ou de masse se caractérise tout d’abord par une façon de peser sur les événements, la tâche et la situation en organisation par le moyen d’une solidarité conformiste à la collectivité des pairs et par une dépendance envers l’autorité du chef ou du leader qui seul peut orienter et pratiquer cette masse » ( 98 ). ’

Dans un tableau présentant “les produits culturels du travail organisé”, l’auteur précise que le modèle fusionnel se caractérise par une absence d’accès au pouvoir, par la norme de comportement de l’unanimisme, et par les valeurs issues du travail de la règle et de la masse (op. cit. page 392).

On peut pointer dans le récit de Daniel de nombreuses manifestations d’absence d’accès au pouvoir, d’unanimisme, de solidarité conformiste à la collectivité des pairs et de valorisation de la règle et de la masse. On peut donc rattacher une grande partie de ce témoignage à une dynamique identitaire “fusionnelle” au sein de l’institutorat. À de multiples occasions dans son récit, Daniel met en avant son attachement à son groupe professionnel d’origine et il revendique sa fidélité au groupe des pairs malgré son changement de position professionnelle, comme on le constate à travers les extraits qui suivent :

‘« moi j'ai été très fier, je suis très fier, et quand on me demande encore de temps en temps, quand je n'ai pas trop envie de dire ce que je fais comme boulot, moi je dis quelque part que je suis pédago, parce que j'en suis très fier de ça » (A16.1)

Dans cette phrase, on note à la fois l’insistance de Daniel qui cite trois fois le terme "pédago" et une sorte d’hésitation sur le temps à employer puisque la phrase, commencée au passé composé, est reprise au présent. Le passage d’une formulation à l’autre dans « j'ai été très fier, je suis très fier » pourrait condenser la transition d’une affiliation vécue sur le mode de l’évidence durant la carrière d’instituteur vers une fidélité revendiquée après la mobilité professionnelle. Un autre élément de l’argumentaire se situe dans le retour en classe après le détachement dans une association :

‘« Je sentais que j'y retournerais, c'est clair (A4.1) J'ai repris l'école, après la FOL, finalement presque pour dire" je suis capable de la reprendre" (A9.6) je me suis dit "je ne peux pas retourner dans une classe tout de suite sans..." en trois-quatre an, j'avais trop perdu. (A4.2) »

Cette série d’extraits se réfère à la position de permanent dans une association. Y est affirmé l’attrait de l’exercice du métier dans la classe, et sa complexité, qui impose une remise à niveau après une période de non–exercice. Cela constitue donc une double valorisation de la position standard en classe, qui est présentée indirectement comme attractive et difficile à assumer. On retrouve d’autres éléments de cet argumentaire à propos de la position d’inspecteur :

‘« aujourd'hui, quand je vais inspecter, c'est le pédago qui parle (A6.1) vraiment, c'est le pédago qui parle (A6.2) pour moi c'est toujours la même chose, c'est toujours le même discours, c'est toujours le même métier, je n'ai pas changé de métier (A6.5) Ou si j'ai changé de métier, je n'ai pas changé de profession (A6.6) je suis resté à l'intérieur de la profession » (A6.7)

Dans cette série d’extraits, Daniel argumente sur la proximité entre l’inspecteur qu’il est et l’instituteur qu’il a été. Il le fait d’une part à travers la répétition de la formule « c'est le pédago qui parle », et, d’autre part, par une opposition entre les termes de métier et de profession. Le chapitre six nous permettra de détailler les relations des inspecteurs "sortis du rang" avec leurs anciens collègues et de situer l’argumentaire de Daniel dans son contexte. Voyons pour l’instant un dernier élément de cet argumentaire :

‘« par rapport à la difficulté du métier d'IEN, je me dis "tiens, si tu avais à faire autre chose maintenant, il faudrait que tu fasses complètement autre chose" (A6.9) Plus enseigner du tout, plus d'école, plus l'Éducation nationale, plus d'éducation du tout. J'aurais envie d'aller voir autre chose, complètement autre chose. » (A6.10)

Dans cette dernière série d’extraits, Daniel utilise une autre manière de montrer qu’il est « resté pédago » : en indiquant qu’il envisage d’exercer une tout autre occupation professionnelle, il sous-entend que –pour l’instant– il est resté "dans la maison" c'est-à-dire dans le micro-monde social de l’institutorat. Il égrène tout ce qu’il lui faut quitter pour rompre complètement avec l'institutorat et les frontières concentriques restant à franchir pour « aller voir autre chose, complètement autre chose » : l’enseignement, le cadre de l’école, celui de l’Éducation nationale et même le domaine de l’éducation.

À l’entendre, on peut donc caractériser Daniel par une formule comme “(encore) pédago et fier de l’être”. Mais quel crédit peut-on accorder à cette “présentation de soi” en forme de catégorisation ? Que peut-on retenir de cette revendication de l’affiliation au groupe professionnel d’origine quand on la confronte avec les éléments tangibles de l’itinéraire professionnel, tels que nous avons pu les reconstituer en début de chapitre ? C’est ce que nous allons envisager dans le titre qui suit.

Notes
97.

 BOLTANSKI Luc, 1982, Les cadres. La formation d’un groupe social, Éd. de Minuit, p. 7

98.

 SAINSAULIEU Renaud, 1988, L’identité au travail, Presses de la fondation nationale des sciences politiques, page 436, souligné par nous (première édition 1977)