IV.3. Revendication de l’affiliation : ruse, illusion ou réalité ?

La mise en avant de son affiliation au groupe professionnel d’origine par Daniel peut laisser songeur quand on constate qu’il n’a jamais été vraiment un instituteur "immobile" puisqu’il a emprunté plusieurs voies de distinction durant sa carrière d’instituteur avant de rejoindre un autre corps administratif à mi-parcours. Cela doit nous conduire à examiner le statut du récit et la validité du matériau recueilli.

D’une part, le récit a été élaboré durant une situation d’interaction sociale et –dans ce cadre– l’utilisation du terme de pédago peut correspondre à la recherche d’un effet de connivence. Par son récit, Daniel fait acte d’allégeance aux “pédagos” et donne toutes les marques d’une fidélité revendiquée. Mais cette affirmation forte de l’affiliation n’est-elle pas liée à un biais produit par le statut professionnel du chercheur ? En tout cas, ce n’est sûrement pas un simple artéfact de notre propre biographie professionnelle, puisque d’autres répondants ont longuement argumenté sur leur prise de distance avec l’institutorat et nous ont fait part de critiques non dissimulées visant l’univers des instituteurs et ceux qui « sont demeurés instit » (voire « instits demeurés »). De plus, à analyser les réactions des répondants, on peut noter que leur perception de notre position personnelle est ambiguë et que nous sommes plus perçu comme un étudiant que comme un instituteur. Et notre reprise d’études universitaires ne résulte-t-elle pas –comme l’affirment certains répondants– d’une stratégie manifestant le désir de sortir du métier, voire de "s’en sortir" ( 99 ) ?

Et nous avons eu plus souvent l’occasion de recueillir des marques de connivence entre membres présumés de la grande confrérie des "sortis" (incluant les "sortants") que de manifestations de justification envers les "restants".

D’autre part, la revendication d’affiliation de Daniel n’est finalement pas aussi paradoxale qu’il pourrait sembler à première vue. Nous aurons l’occasion d’examiner par la suite des éléments de comparaison permettant de situer l’itinéraire de Daniel par rapport à d’autres parcours professionnels. Notons pour l’instant que de nombreux éléments de cet itinéraire semblent cohérents avec une affiliation forte à l'institutorat : d’une part, Daniel est "un pur produit du système école normale" (projet parental prégnant, recrutement à 15 ans, classes de lycée et formation professionnelle dans une École normale), d’autre part sa carrière dans l’institutorat a été longue et la position d’IEN reste en proximité professionnelle.

Enfin, le problème qui se pose à nous n’est pas tant de savoir si cette identité revendiquée est conforme ou non à la "réalité" (qui resterait à établir), mais plutôt de voir à quoi correspond cette revendication. On ne voit pas bien quel genre de preuve on pourrait avancer pour démontrer ou infirmer que la revendication est "sincère", "authentique" et qu’elle correspond à une affiliation "réelle". De surcroît, autant il est important de chercher à comprendre pourquoi Daniel met en avant son attachement par des déclarations de fidélité, autant il est vain –pour notre orientation de recherche– de chercher à savoir si cette fidélité est "réelle". Pour notre recherche, ce qui est bien réel, c’est l’affirmation, et cela constitue un fait social à analyser et à comprendre.

Un autre élément peut également jouer sur la posture de Daniel : il exerce les fonctions d’IEN depuis peu et se trouve encore dans une phase de transition, voire dans une situation de crise puisque pour lui « l’ancien n’est pas mort mais le nouveau pas entièrement advenu » pour reprendre la formulation de Gramsci. Au moment de l’entretien, Daniel se présente, réagit et se positionne comme un instituteur devenu IEN , mais on peut émettre l’hypothèse qu’au fil des années il va se percevoir de plus en plus comme un IEN ayant été instituteur .

En réalité, le fait de se prévaloir ou non de son expérience d’instituteur ne dépend pas strictement du temps écoulé depuis le départ de la classe ni même de la distance socioprofessionnelle parcourue. Les réponses au questionnaire et lors des entretiens fournissent tous les cas de figure, de la personne objectivement proche dans le temps et dans l’espace socioprofessionnel et qui rejette cette proximité, jusqu’à celle qui revendique une affiliation restée forte, malgré le temps écoulé et la distance parcourue. Ces deux facteurs ne sont pas univoques et la revendication de l’affiliation au milieu professionnel d’origine –ou son rejet– ne sont pas un simple sous-produit d’une socialisation secondaire opérée plus ou moins longuement dans un milieu professionnel plus ou moins distant. Les travaux de Robert Merton ont bien montré que les notions de groupe d’appartenance et groupe de référence sont liées par des relations dialectiques complexes qui ne doivent pas être réduites à des causalités mécanistes ( 100 ).

De surcroît, on ne peut pas réduire la revendication ou le rejet d’une affiliation passée, son affirmation positive ou son occultation gênée, à un simple sentiment d’appartenance directement dérivé d’une "identité professionnelle" univoque et monolithique (voire à "l’ethos" d’un groupe professionnel fonctionnant comme une essence transcendante). La nature même de notre objet et les lignes de force de notre recherche nous conduisent à nous défier des dérives substantialistes que comporte un usage non raisonné de "l’identité professionnelle". Il nous faut donc mettre à distance ce que certains nomment la psychologie implicite des sociologues, en explicitant notre conception de l’identité et en nous situant dans un cadre théorique n’éludant pas les questions liées à l’identité.

Pour cela, nous pouvons prendre appui sur les travaux de Claude Dubar qui articulent identité professionnelle et identité sociale, et visent à constituer « une théorie sociologique de l’identité » ( 101 ). L’hypothèse de la dualité de la réalité sociale entraîne une conception duale de l’identité, dont les deux aspects –relationnel pour autrui et biographique pour soi– sont à la fois antagonistes et inséparables. Cette opposition dialectique entre identité pour soi et identité pour autrui conduit à prendre en compte le caractère dynamique de l’identité sociale. L’identité n’est pas donnée ou préexistante, elle est construite et à reconstruire sans cesse, et l’analyse doit se défier d’une conception essentialiste et statique de l’identité sociale. Afin de préciser les différents aspects de cette dualité de l’identité sociale, on peut reprendre une partie du tableau de synthèse proposé par Claude Dubar :

Tableau 27 : La double transaction identitaire selon Claude Dubar
Processus relationnel Processus biographique
Identité pour autrui Identité pour soi
Actes d’attribution :
Quel type d’homme ou de femme vous êtes
= dit-on que vous êtes
Actes d’appartenance :
Quel type d’homme ou de femme vous voulez être
= dites-vous que vous êtes
Transaction objective entre
• identités attribuées/proposées
• identités assumées/incorporées
Transaction subjective entre
• identités héritées
• identités visées
Alternative entre
• coopération – reconnaissances
• conflits – non reconnaissances
Alternative entre
• continuité  reproduction
• ruptures  production
Expérience relationnelle et sociale
du pouvoir
Expérience des stratifications,
discriminations et inégalités sociales
Identification à des institutions
jugées structurantes ou légitimes
Identification à des catégories
jugées attractives ou protectrices
identité sociale marquée par la dualité
Source : Claude Dubar, 1991, La socialisation, A. Colin, page 116 (extraits)

De cette opposition entre identité relationnelle pour autrui et identité biographique pour soi naît une série de transactions, de réajustements visant à réduire l’écart entre les deux termes. L’identité sociale a un caractère éminemment dynamique, qu’il convient de prendre en compte dans l’étude des itinéraires professionnels. Et l’on voit que le choix d’un métier ou la mobilité professionnelle en cours de carrière déclenchent ces transactions impliquant de manière dynamique l’identité relationnelle et l’identité biographique. À chaque étape marquante d’un itinéraire s’établit une rupture biographique, qui engendre des remaniements identitaires pouvant conduire à des remises en cause ou à des crises et, en tout état de cause, induisant des “transactions identitaires”.

Le tableau de synthèse permet de mettre en exergue une série de dualités ou d’oppositions que l’on peut mobiliser dans l’étude des itinéraires de mobilité professionnelle. Au cours de ce type de cheminements, on peut observer des arrangements identitaires, c'est-à-dire des compromis biographiques fondés sur des articulations entre attribution et appartenance, entre identités héritées ou attribuées et identités visées ou proposées, identification à des catégories protectrices et identification à des institutions structurantes. L’exemple de l’itinéraire de Daniel nous a déjà permis de pointer quelques éléments significatifs, comme l’expérience des inégalités sociales, ou l’affiliation revendiquée au groupe des “pédagos”. La suite de nos analyses nous permettra de conforter la fécondité de cette approche, en mobilisant la notion de “transactions identitaires”.

Notes
99.

 On peut noter au passage que seule une autoanalyse permettrait de répondre à cette question d’une manière un peu construite. Mais en sociologie comme en psychanalyse, l’autoanalyse reste un point aveugle et semble constituer pour la démarche à la fois un moteur diversement contrôlé et un objectif inatteignable par nature.

100.

 MERTON Robert K., 1997, Éléments de théorie et de méthode sociologique, Armand Colin, (première édition : Social Theory and Social Structure, 1957)

101.

 Dubar Claude, 1991, La socialisation. Construction des identités sociales et professionnelles, Armand Colin : chap. 5 « Pour une théorie sociologique de l’identité » pp.109-126