IV.4. De la filiation à l’affiliation

Dans la section précédente, on a pu relever la prégnance de l’intériorisation du projet parental dans la biographie de Daniel, ce qui relève de la socialisation primaire et des processus impliquant les origines socio-familiales dans l’itinéraire professionnel. On a pu également constater comment s’articulaient la socialisation primaire et la socialisation secondaire dans le milieu professionnel. Cette dernière tend à intégrer l’individu au sein de l'institutorat que l’on peut voir comme un micro-monde social porteur d’un système de référence et structuré par sa position relative dans l’espace social, constituant ce que Robert Castel appelle un « support d’identité sociale » ( 102 ). Ce mouvement, qui fait passer Daniel de la filiation à l’affiliation, relève d’un processus social plus vaste qui, finalement, peut se lire comme la construction sociale de la "vocation"  ( 103 ).

Au terme de ces deux sections consacrées à l’accès au métier et à l’immersion dans l'institutorat, on peut relever une série d’analogies et de différences entre la figure paternelle et les pédagos. Dans les deux cas, le récit les présente d’une part comme des pôles d’identification forte du narrateur, et d’autre part comme objet de la domination symbolique et de non-reconnaissance des qualités et compétences.

Mais les postures engendrées par cette “misère de position” ( 104 ) divergent puisque d’un côté, dans la figure paternelle, la souffrance engendrée par l’expérience quotidienne du déclassement social débouche sur un sentiment de révolte et le rejet de la domination ; alors que, de l’autre côté, les instituteurs sont caractérisés dans le récit par une sorte de résignation sociale, par leur renoncement à changer la situation (ou à changer de situation pour "s’en sortir"). On voit ainsi émerger une tension pour le narrateur entre deux pôles d’attachement et d’identification qui sont porteurs de systèmes de valeurs divergents.

Nous avons noté que les processus de filiation et d’affiliation ne vont pas sans « conflits d’identités » ni « transactions identitaires », qui vont être fortement réactivés par un départ en cours de carrière. En effet, la "vocation" va de pair avec l’oblation et la fidélité (ou, plus précisément, la stabilité professionnelle), alors que la mobilité professionnelle est liée au souci de soi et à la volonté de réussite personnelle. On voit que les deux postures sont antinomiques et que, dans ces conditions, la mobilité professionnelle en cours de carrière ne peut s’articuler avec l’accès et l’immersion dans l'institutorat sans provoquer une tension entre "vocation" et "abandon" de l’idéal collectif. Autrement dit, un instituteur fortement affilié au monde des "pédagos" ne peut quitter le métier sans rompre avec une image gratifiante de soi (faite de désintéressement, de dévouement et de constance), ni sans être confronté à la thématique de la trahison ou du reniement.

Et l’on peut noter la formulation utilisée par Daniel dans la dernière phrase de l’entretien : « Ce que je suis aujourd'hui, c'est pour poursuivre... Oui, il y a vraiment de la filiation ». Le récit n’explicite pas ce qui est poursuivi, ni l’acception du terme "poursuivre" : s’agit-il de poursuivre et de réaliser le rêve paternel de devenir instituteur, ou s’agit-il de poursuivre... la poursuite de projets inaccessibles ? On peut remarquer que Daniel reprend à son compte non seulement le projet de son père en devenant instituteur, mais aussi sa posture existentielle en restant en permanence tendu vers un but à atteindre. Le rêve inaccessible du père a été atteint –et même dépassé– par le fils ; mais perdure la tension vers un but, et le narrateur se trouve engagé dans une quête qui semble constitutive de sa dynamique biographique. L’examen des argumentations et des commentaires émis lors de l’entretien permet de noter l’importance du thème de la quête dans le récit de Daniel qui parle de « poursuivre la pierre philosophale ».

Dès lors, se pose la question de savoir comment Daniel peut concilier cette volonté d’accomplissement de soi héritée de la socialisation primaire avec la fidélité à l'institutorat, dont le système de valeurs dominant est centré sur l’oubli de soi dans une affiliation “fusionnelle”. C’est cette question que nous allons examiner dans la section suivante, en nous intéressant à cette quête de l’impossible (voire cette quête impossible).

Notes
102.

 CASTEL Robert, 1995, Les métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat, Gallimard, p.519 et suivantes

103.

 SUAUD Charles, 1978, La vocation. Conversion et reconversion des prêtres ruraux, Minuit

104.

 Bourdieu Pierre, 1993, La misère du monde, Seuil