On peut relever tout d’abord une proposition dans laquelle Daniel situe globalement son parcours, en le ramenant à une catégorie de trajectoires sociales : « j'ai suivi le cursus tout à fait ordinaire, c'est-à-dire mon père ouvrier, moi instit » (A8.2). On peut noter l’effet de banalisation qu’il opère par cette catégorisation en réduisant sa biographie au statut d’exemple illustrant « LE cursus tout à fait ordinaire » des instituteurs. Cette formulation induit que la trajectoire sociale de Daniel est celle de tous les instituteurs ( 106 ). Cela pourrait constituer une manière indirecte de "faire bonne figure", voire de "rentrer dans le rang", et d’affirmer une nouvelle fois son affiliation à l’institutorat.
Si l’on s’intéresse maintenant au cheminement subjectif de Daniel, c'est-à-dire à la façon dont il perçoit et rend compte de son itinéraire professionnel, on peut relever cette remarque qui définit en creux la rupture vécue comme primordiale : « instit, maître d'application, enseignement spécialisé, tout ça pour moi c'est la même chose » (P8.3). En effet, présenter ces différentes positions professionnelles comme étant « la même chose », implique que la coupure se situe ailleurs dans la carrière. Dans le récit de Daniel, c’est le détachement dans une association qui est présenté comme la bifurcation importante car cela implique de quitter la classe. L’importance accordée à ce niveau de rupture avec la position standard peut éclairer le conflit avec le directeur de l’École normale à propos du poste de directeur d’application déchargé à plein temps :
‘« le directeur de l’École normale m'a dit : "je vous propose une demi-décharge ( 107 ), vous me remonterez un peu l'école et à la limite, vous vous fabriquerez votre poste de DEAA en fonction de la capacité que vous aurez à faire venir les gens". Quand il m'a dit "qu'est-ce que vous voudriez faire ?", ben j'ai dit "comme vous, inspecteur !" (A4.7) ». ’Daniel n’a pas perçu cette proposition comme une marque de confiance, ou comme un défi à relever lui permettant de faire ses preuves et d’être reconnu. Il l’a rejetée, car, pour lui, l’enjeu de ce poste était de quitter la classe et de passer du statut d’IMF (enseignant en contact avec les élèves) à celui de DEAA (formateur permanent associé à l’École normale). Quitter la classe, c’est rompre avec les contacts exclusifs avec les élèves, c’est aussi sortir du cercle de la vocation et du « don enchanté de soi » ( 108 ). Nous avions signalé au chapitre un l’importance pour la structuration de notre objet de ce point de rupture, que l’on retrouve dans d’autres témoignages et qui sert de titre à cette thèse. "Quitter la classe" : là se situe « la barrière » pour beaucoup de répondants, et les évolutions professionnelles ultérieures –plus importantes a priori– ne relèvent pour eux que d’un changement de « niveau » ( 109 ).
Comme nous verrons dans les chapitres sept et huit, la mobilité sociale comporte de nombreux enjeux biographiques, et constitue pour les itinéraires professionnels de mobilité un élément important, puisque –au-delà de l’image convenue de « l’instituteur-fils-de-paysan-ou-d’ouvrier-qui-doit-tout-à-l’école »– les tables de mobilité inter-générationnelle permettent de relever des configurations sociales différenciées.
Les postes en écoles d’application étaient attribués à des maîtres formateurs ou, à défaut de demandes en nombre suffisant, à des instituteurs nommés à titre provisoire. Le directeur d’une école d’application comportant plus de trois maîtres formateurs est complètement déchargé de classe, alors qu’il demeure IMF à mi-temps dans les écoles plus petites.
Cette expression de Christophe Dejours renvoie aux tâches qui ne sont efficaces que si elles passent inaperçues, comme le tact ou la disponibilité, ou encore le ménage qui ne se remarque que s’il n’est pas fait. cf. DEJOURS Christophe, 2003, « Résistances au sujet, résistance du sujet », CCIC (centre culturel international de Cerisy), à paraître
GOBLOT Edmond, 1967, La barrière et le niveau, PUF (première édition : 1925)