Des évolutions structurantes

Un autre élément important du cheminement subjectif est cette proposition par laquelle Daniel introduit une régularité temporelle dans sa carrière :

‘« j'ai constaté que, finalement, j'avais changé la nature des missions ou la nature de ma profession tous les cinq ans à peu près (P1.2) ». ’

Si l’on scinde en deux parties la période d’exercice en classe pour tenir compte du détachement partiel, l’itinéraire objectif correspond à ce constat de régularité temporelle. Notons que ce thème de la structuration temporelle du parcours est récurrent dans les propos recueillis lors des entretiens et dans les réponses au questionnaire. Il est souvent rattaché à une argumentation sur le "caractère" du répondant illustré par des formules de type « j’ai toujours eu la bougeotte » ou « c’est dans ma nature de toujours vouloir changer ». On pourrait lire ces argumentations comme des explications teintées de psychologisme et issues de “l’illusion biographique”, c'est-à-dire comme des effets de rationalisation ex-post naturalisant le social.

On doit cependant retenir que, dans certains témoignages, ces régularités temporelles ne sont pas présentées comme des constats faits dans l’après-coup de l’enquête mais comme des éléments d’une stratégie explicite et certains répondants déclarent que, pour progresser, « je me devais » de changer régulièrement de position professionnelle. Ainsi un enseignant du premier degré peut étoffer son dossier de candidature (à un poste de conseiller pédagogique ou au concours de recrutement d’inspecteur) en exerçant successivement en maternelle et en élémentaire, en ZEP, dans l’AIS… et anticiper ainsi sur les critères (implicites ou explicites) des jurys de concours ou de recrutement.

Cette posture, que l’on pourrait intituler la "stratégie du curriculum vitae", consiste à accumuler des expériences diversifiées pour "étoffer son CV". Elle est parfaitement banale dans de nombreux domaines professionnels –voire indispensable dans certains–, mais elle ne correspond pas au système de valeurs professionnelles historiquement dominantes au sein de l’institutorat. Il n’est en effet pas courant de revendiquer une telle posture professionnelle dans l’univers des instituteurs, du moins jusqu’à une époque récente. Des travaux, portant sur les nouveaux entrants dans le métier, montrent qu’une visée stratégique et une anticipation des évolutions de carrière deviennent plus fréquemment (plus facilement ?) envisageables pour les enseignants du premier degré ( 110 ).

On doit en tout cas noter que le récit de Daniel –comme beaucoup de témoignages recueillis– ne présente pas ces changements de postes comme résultant d’une stratégie explicite, mais en établit le bilan pour structurer son itinéraire professionnel. Il s’efforce d’ordonner son cheminement en pointant les épisodes les plus marquants et en définissant des moments de rupture ou de discontinuité :

‘« J'ai eu des déclics par étages (P9.1) Le premier, formation d'adultes, je faisais mes stages de formation, mes colos et puis je revenais dans ma classe, ça ne me posait pas de problèmes particuliers (A9.1) j'ai découvert des pans comme ça : les petits, les grands, le monde associatif périscolaire comme les CEMEA, la FOL en tant que permanent (P4.4) ». ’

Il désigne ces moments clés qui scandent son cheminement par le terme de "bascules de carrière" ou par celui de "déclics" (qui induit déjà un certain niveau d’explication) : « premier déclic (P2.3) autre phase de ma carrière (P4.3) deuxième bascule dans ma carrière (P4.2) troisième déclic (P9.7) ». Ces indications, en mettant l’accent sur ce qui lui apparaît important, définissent les trois moments forts de son cheminement subjectif :

  • la prise de responsabilité dans le cadre associatif,
  • le refus du poste de directeur d’école d’application et son départ vers l’enseignement spécialisé,
  • le congé de formation consacré à la préparation du concours d’inspecteur (et consacré par la réussite au concours débouchant sur le changement de corps administratif).

Ainsi se dessine l’articulation entre itinéraire objectif et cheminement subjectif à travers la description de l’itinéraire professionnel et la perception ou l’interprétation des épisodes jugés comme les plus marquants. Mais cette « mise en intrigue » du parcours n’est pas seulement une mise en perspective du cheminement subjectif, elle argumente également sur les raisons permettant de comprendre pourquoi les choses se sont enchaînées de cette manière-là. On retrouve la trace de cette évolution graduelle dans le terme de "déclics" et dans les expressions « ça ne me posait pas de problèmes particuliers ; j'ai découvert des pans comme ça ».

Finalement, les variations des conditions d’exercice professionnel et les bifurcations professionnelles –qu’elles soient visées explicitement ou non– constituent objectivement une préparation à la mobilité professionnelle. En effet, l’élargissement graduel de l’expérience et la diversification des domaines d’exercice professionnel ont pour corollaire le renforcement des compétences et l’élargissement de l’espace des possibles. Cette évolution relève des éléments pouvant expliquer le pourquoi de la mobilité professionnelle et qui vont être examinés dans la section qui suit.

Notes
110.

 Voir en particulier CHARLES Frédéric & CLEMENT Jean-Paul 1997, Comment devient-on enseignant ? L’lUFM et ses publics, Presses universitaires de Strasbourg