« tu prêtes le flanc »

D’ailleurs, suite à une relance de notre part sur les conditions de son départ, Daniel poursuit son argumentation ainsi : « tu prêtes le flanc, tu dois donner à penser à un moment donné que tu devrais être celui qui... (P11.2) ». Cette formulation peut sembler surprenante pour caractériser la situation d’un instituteur à qui une association propose un détachement après avoir reconnu ses compétences. En effet, “prêter le flanc” c’est donner prise, s’exposer ou être vulnérable : habituellement cette expression péjorative dénote la faiblesse, ou la compromission. Mais à quelle faiblesse, à quelle compromission Daniel fait-il référence implicitement par cette formulation ? Être reconnu avant d’être sollicité, c’est sans doute avoir donné des signes que l’on est prêt à être distingué, et, aussi, à se distinguer ; être remarqué c’est s’être fait remarquer antérieurement.

Cette formulation très connotée nous semble indiquer nettement que l’argumentation de Daniel vise moins à présenter une image flatteuse de son parcours qu’à justifier son départ de la classe par des "causes" hétérogènes. Cette attribution externe est là pour préserver l’attachement au groupe d’origine, que l’on ne peut pas chercher sciemment à quitter sans le dévaluer. Et finalement, Daniel « prête le flanc » car, en se faisant remarquer, il se met en situation de ne pas pouvoir demeurer "fidèle au poste".

Finalement, tout se passe comme si le cheminement subjectif de Daniel se soldait par une sorte de victoire à la Pyrrhus ( 113 ), puisque sa réussite professionnelle a eu pour corollaire la perte d’une affiliation professionnelle forte, en lien direct avec ses attaches familiales et sa socialisation primaire. Nous en décelons en tout cas la trace dans cette formule que Daniel nous a livrée après un long silence et qui ressemble à un aveu ou à un repentir : « Peut-être que ça ne me suffisait pas d'être pédago » (A10.5).

Lorsque Daniel a quitté la classe, puis le statut d’instituteur, cela a généré des tensions entre d’une part ses attaches familiales et son affiliation au corps d’origine –dont on a vu la prégnance dans les sections précédentes– et d’autre part les dynamiques biographiques de mobilité professionnelle. Ces tensions le conduisent à entreprendre un important “travail de soi sur soi” dont on retrouve des marques dans son témoignage. Après avoir examiné point par point cette “présentation de soi” dans le récit de Daniel, nous voudrions proposer une formulation qui nous semble reprendre le mouvement général de l’argumentation : J’étais pédago et fier de l’être, mais pas résigné. Il m’a donc fallu prouver ma valeur en quittant la classe. Cela m’a permis de me connaître et de me faire reconnaître, tout en restant fidèle à mes racines.

Ainsi présenté, le parcours de Daniel ne résulte pas d’une stratégie explicite de fuite ou d’abandon, mais d’une dynamique progressive d’accroissement des compétences et d’évolution des aspirations. Et son cheminement subjectif présente un parcours dans lequel, sans en prendre conscience dès le départ et sans le mettre en place délibérément, Daniel a découvert par étapes que son évolution personnelle constituait tout à la fois un moteur et un motif de mobilité professionnelle .

Notes
113.

 qui aurait déclaré après Asculum : « Encore une victoire comme celle-là et nous sommes perdus ! »