Ce parcours particulier avait été choisi parce qu’il pouvait apparaître comme une illustration paradigmatique de la mobilité professionnelle des enseignants du premier degré. D’une part, on peut penser y retrouver la figure même de l’instituteur, "pédago" fils d’ouvrier qui "s’en sort grâce à l’école", d’un « oblat de l'institutorat » ( 114 ) c'est-à-dire de quelqu’un qui a réussi par l’école et dans l’école. D’autre part, cet instituteur a connu une "réussite seconde" en accédant au statut de supérieur hiérarchique, au sein de l’école primaire.
Toutefois, l’analyse du parcours a montré que son déroulement réel était moins "lisse" que ces a priori puisqu’il comporte des transactions identitaires fortes et des zones de tension. L’examen des tensions entre l’affiliation au groupe professionnel d’origine et les dynamiques biographiques de mobilité a montré que, dans le cas de Daniel, la "réussite" personnelle ou la promotion hiérarchique ne sont pas univoques puisque l’on peut les interpréter comme une forme de victoire à la Pyrrhus.
Cet aspect du cheminement subjectif est en lien direct avec les chapitres précédents : dans le premier chapitre nous avons vu que l'institutorat était un métier que l’on peut quitter de bien des façons ; dans le chapitre deux nous avons constaté que c’était un métier que l’on quitte fréquemment ; et le présent chapitre nous a permis de relever que c’était un métier que certains ne quittent ni facilement, ni sans devoir assumer des coûts. De nombreux éléments extérieurs indiquent clairement que les difficultés (ou les hésitations) de Daniel à quitter l'institutorat ne sont ni un artefact ni une singularité irréductible de son parcours ou de son récit.
Cette caractéristique constitue même un des fondements de notre recherche, ou du moins un élément déclencheur de la curiosité qui l’a motivée : lors de notre premier entretien exploratoire avec un instituteur devenu informaticien, notre étonnement a été grand de voir ce "fondu d’informatique" récuser la thématique de la fierté légitime, de la joie sans partage d’avoir réussi à transformer sa passion en métier et d’avoir réussi sa carrière en étant recruté par une entreprise prestigieuse. D’autres éléments de l’enquête empirique –comme l’entretien de Daniel et certaines réponses au questionnaire– ont alimenté cette thématique que l’on pourrait intituler, en reprenant une formulation de Charles Soulié, « un succès compromettant » et que nous reprendrons au chapitre huit ( 115 ).
Au titre des ancrages sociaux de ce parcours personnel, nous avons pointé les processus qui font passer de la filiation à l’affiliation dans lesquels on peut relever l’influence de la trajectoire sociale et du projet parental, conjugués avec le recrutement initial à 15 ans et l’affiliation professionnelle forte des “oblats de l'École”. Nous avons vu ensuite comment un « pédago, fier de l’être » peut être conduit à devenir graduellement un "ex-pair" / expert. On peut noter que ce parcours réalise une occurrence de l’espace des possibles, donnant un aperçu des évolutions professionnelles envisageables (que nous détaillerons dans les trois chapitres suivants consacrés aux débouchés de l'institutorat).
Le caractère progressif du parcours de mobilité, qui ne s’apparente pas à une reconversion professionnelle opérée d’un seul mouvement, constitue un trait saillant que l’on doit relever. La carrière est en effet longue et diversifiée, elle est bien intégrée à « l’univers des instituteurs » et emprunte plusieurs positions de ce que nous avons défini comme "les filières internes de l'institutorat" (et qu’un autre témoin nomme “les petits postes” réservés aux “petits malins”, c'est-à-dire aux initiés qui ont su se faire coopter). Nous avons pu noter l’importance des associations complémentaires dans le cheminement subjectif, puisqu’elles sont à la fois motif et moteur de mobilité, c'est-à-dire le lieu d’une graduelle prise de responsabilités allant de pair avec une prise de conscience, elle aussi progressive.
L’exercice de responsabilités et la formation d’adultes définissent en creux ce qui peut devenir pesant dans la position standard et peuvent expliquer le paradoxe apparent de la formule émise par Daniel : « c’est quand j’étais permanent que j’ai pris conscience de ce qu’est vraiment l’école ».
On peut remarquer à ce propos que Daniel s’investit dans l'institutorat au sens large et en investit surtout les marges –dans ce que l’on désigne parfois comme « la forteresse enseignante » ( 116 )– mais que rien n’est dit sur son investissement pédagogique, dans le "cœur du métier" constitué par les pratiques ordinaires d’un instituteur au sein de sa classe avec ses élèves. Au titre des absences (significatives ?) du récit de Daniel par rapport à d’autres réponses à notre enquête empirique, on peut citer –outre la pratique du métier que nous venons d’évoquer– la formation professionnelle initiale (commentée négativement par de nombreux répondants), ou encore le conjoint et la situation familiale.
CHARLES Frédéric, 1987, « Générations de normaliens et normaliennes instituteurs : évolution du recrutement des Écoles Normales parisiennes, des stratégies d’accès et des représentations de l’école et du métier (1955 - 1985) », thèse de doctorat du 3ème cycle en sociologie, Paris VIII Vincennes
Soulie Charles, 1993, « Un succès compromettant » in BOURDIEU, La misère du monde, Seuil, pp.755-762
AUBERT V. & BERGOUGNOUX A. & MOURIAUX R. & MARTIN J.P., 1985, La forteresse enseignante, Fayard