Les critères de mobilité

L’analyse cognitive des compétences permet de définir des “critères cognitifs de mobilité”, c'est-à-dire les facteurs liés à la réussite de la mobilité. À côté de critères de mobilité plus classiques, on peut relever dans ce modèle quatre critères cognitifs : les démarches intellectuelles, la relation au temps et à l’espace, le mode de relation, les savoirs de référence et le mode de contrôle. L’ensemble des critères cognitifs est représenté dans le schéma qui suit :

Figure 9 : Les critères de mobilité du modèle cognitif
Figure 9 : Les critères de mobilité du modèle cognitif

Source : PENAN, 1990, op. cit., annexes, figure 7

Dans cet ensemble de critères de mobilité, nous nous intéressons à ceux qui sont les plus pertinents pour notre recherche, et en particulier les critères cognitifs.

Les démarches intellectuelles se divisent en trois types de démarches, dont certaines se subdivisent elles-mêmes en sous-catégories :

Figure 10 : Les types de démarche intellectuelle
Figure 10 : Les types de démarche intellectuelle

Source : PENAN, 1990, op. cit., annexes, figure 8

1/ Les démarches intellectuelles de type "application" renvoient à des résolutions de problème complètement définies, et dans lesquelles il importe surtout de respecter des règles et des normes. Les fonctions professionnelles mobilisant des compétences de type "application" peuvent viser

  • la production en lien avec un système technique (application–production du fraiseur par exemple),
  • la détection des causes d’un dysfonctionnement (application–diagnostic de l’auditeur–comptable par exemple),
  • la régulation d’un système complexe (application–régulation du responsable logistique par exemple),
  • la prise en compte d’une dimension relationnelle (application–relation du guichetier ou de l’assistante sociale par exemple).

Mais, dans tous les types de la démarche "application", l’activité est liée à des procédures « instituées et prévisibles ».

2/ Les démarches intellectuelles de type "transposition" concernent les processus d’ajustement ou de traduction, dans lesquelles la marge de manœuvre est importante, car le contexte d’action est flou et mouvant.

  • Dans la démarche "transposition–installation", « l’acteur part du problème et de la façon dont il est posé pour imaginer diverses solutions », comme le traducteur ou le diplomate.
  • Dans la démarche "transposition–diffusion", « l’acteur part de la solution et imagine plusieurs façons de poser le problème même s’il doit modifier la présentation des données de départ »(PENAN, 1990, op. cit.). Devant rester très proche de l’utilisateur final, « le diffusant est donc obligé d’intégrer des informations relationnelles au cours de la résolution de problème et ces informations viennent perturber la façon de poser le problème » (PENAN, 1990, op. cit.), comme le vendeur ou l’enseignant.

C’est donc ce dernier type de démarche qui concerne le plus directement les enseignants en général et les instituteurs en particulier. Comme on le verra plus loin dans le chapitre, les directeurs d’école mobilisent –dans leurs activités spécifiques– d’autres démarches intellectuelles.

3/ La démarche intellectuelle de type "conception" s’applique quand il s’agit d’inventer, en dehors d’un modèle pré–établi ou de règles et normes, ce qui correspond à des emplois de recherche ou de création (comme un ingénieur en recherche-développement, ou un créateur de parfum).

La relation au temps est un critère de mobilité important à plus d’un titre. L’exemple de Daniel au chapitre précédent nous a permis de pointer certains liens entre le parcours de mobilité et le rapport au temps ou l’anticipation de l’avenir. Dans le modèle cognitif, le temps est d’abord impliqué dans la phase de transition découlant du passage de l’emploi-source à l’emploi-cible. Cette phase de transition peut avoir une durée très variable, car elle peut prendre la forme soit d’une simple période d’adaptation in situ, soit d’une formation plus ou moins importante. Nous reprendrons cet aspect temporel dans la section suivante, à propos de la définition des “aires de mobilité” issues du modèle cognitif. Une deuxième implication du temps dans le modèle cognitif se rencontre pour la définition des compétences et des emplois, qui sont fortement corrélés avec la relation au temps :

‘« La relation au temps dans ces cas particuliers concerne le laps de temps dans lequel les acteurs doivent prendre une décision, juger de leur propre travail avant d’engager l’étape suivante, le rythme auquel s’enchaînent les problèmes à résoudre et le contrôle sur la résolution de ces problèmes. On peut penser que ce rythme marque profondément l’expérience et qu’il est plus facile de s’adapter à un nouvel emploi/métier qui réclame le même rythme. Ce critère est notamment intéressant pour différencier un emploi de celui qui le suit dans la ligne hiérarchique. En termes de mobilité, il nous permettra de garantir une facilité d’adaptation, indépendamment de toute formation. » (PENAN, 1990, op. cit. p. 21)’

La projection dans le temps correspond aux perspectives temporelles de la résolution de problèmes, et conditionne la représentation de la solution qui guide l’action. Le facteur temps est aussi repérable dans l’impact des décisions de l’acteur. La projection dans le temps varie fortement selon les emplois, puisqu’elle peut intervenir

  • à court terme (0 à 3 mois par exemple pour le vendeur),
  • à court et moyen termes (1 à 6 mois pour le chef vendeur),
  • à moyen terme (6 mois à 1 ou 2 ans pour le chef d’agence bancaire),
  • à moyen et long termes (1 à 2 ans ou plus pour le chef d’entreprise).

On peut remarquer que les activités d’un enseignant du premier degré engagent plusieurs temporalités, allant du court terme pour les décisions durant les séquences d’enseignement, jusqu’au moyen terme pour les activités de programmation, d’orientation des élèves ou de définition des curricula. Notons également que certaines activités spécifiques liées à la direction d’école sont concernées par le long terme, comme, par exemple, l’organisation et la supervision des concertations institutionnelles (conseil des maîtres, concertations de cycles, conseil d’école) ou la gestion générale de l’école (animation de la conception et de la mise en œuvre du projet d’école, organisation de l’enseignement des langues, gestion des équipements et des budgets, gestion du personnel municipal).

La relation à l’espace renvoie à l’importance et à la complexité des décisions à prendre. La notion “d’espace–problème” correspond « au nombre d’éléments à prendre en compte lors de la démarche de résolution de problème ». La complexité de l’espace–problème est en partie corrélée avec le niveau hiérarchique et l’on peut différencier la sphère d’impact des décisions ou la zone à prendre en compte lors des décisions selon quatre niveaux :

  • le contexte de travail immédiat (le bureau),
  • l’unité de travail élargie (le service comptabilité),
  • l’ensemble de plusieurs unités de travail (la PME ou l’établissement),
  • l’entreprise et son environnement extérieur.

On note à nouveau un écart entre l’enseignant du premier degré et le directeur d’école, qui est amené à intervenir et à prendre en compte un espace plus large que celui de la classe ou même de l’école (dans les relations avec les instances municipales et la circonscription primaire de l’inspecteur par exemple).

La relation à l’espace est complétée par deux critères issus de l’analyse de l’organisation du travail, qui sont "la variété" et "l’imprévu". Ces deux critères peuvent se combiner selon quatre configurations :

  • travail peu varié et sans imprévu (dactylo),
  • travail peu varié et avec imprévus (hôtesse d’accueil),
  • travail varié et sans imprévu (employé de bureau),
  • travail varié et avec imprévus ( enseignant ).

Les travaux analysant les pratiques enseignantes mettent souvent l’accent sur l’expertise opérationnelle développée en classe pour gérer l’urgence et les imprévus ( 121 ). En revanche, les praticiens parlant de leur exercice quotidien mettent plutôt en avant la routine et les répétitions. Cela explique sans doute que très peu d’enseignants pensent à cette compétence pourtant transférable lorsqu’ils évaluent leur possibilité de reconversion professionnelle.

Le mode de relations ne concerne ni la dimension affective ni une aptitude sociale ni même les relations possibles, mais uniquement les relations opératoires nécessaires pour la résolution de problèmes liée à un emploi.

Dans ce cadre, quatre cas sont définis :

  • "l’interaction faible", dans laquelle la résolution des problèmes se fait sans intervention d’autrui, et l’acteur « a une grande liberté pour suivre son propre cheminement sans se laisser troubler par les démarches intellectuelles venant d’autrui » (PENAN, 1990, op. cit.) comme le chercheur ou la dactylo,
  • "l’interaction moyenne", dans laquelle la résolution des problèmes se fait par intégration des informations d’autrui au cours du processus, nous concerne directement. Cela correspond à « la nécessité d’être en relation avec d’autres personnes tout au long de la démarche de résolution de problème et implique l’intégration régulière d’informations provenant d’autrui. Ces informations peuvent inférer avec la façon dont le problème est posé et la manière dont il avance. Ceci nécessite une certaine souplesse dans l’orchestration de l’action et aussi la capacité de rechercher et de recueillir les bonnes informations tout au long du processus. » (PENAN, 1990, op. cit.) comme l’enseignant
  • "l’interaction forte", dans laquelle la résolution des problèmes se fait par intégration des démarches intellectuelles d’autrui, ce qui implique le travail en équipe. Ici encore, il s’agit non pas des qualités relationnelles des individus, mais bien de la nécessité d’intégrer d’autres logiques au cours de la résolution de problèmes (comme pour l’ouvrier dans une équipe de chantier).
  • "la délégation", dans laquelle la résolution des problèmes consiste à faire réaliser une partie ou la totalité des processus par autrui. La délégation concerne tous les responsables d’équipe, et nous aurons à examiner en quoi elle concerne la direction d’école.

Très classiquement, le métier d’enseignant s’analyse en sociologie du travail comme un métier de relations tendant vers le modèle de « la relation de service » ( 122 ). L’enseignement se définit d’abord comme un métier de relations avec les élèves, dans le cadre de la classe. Comme nous l’avons vu à propos de l’organisation du travail, les travaux portant sur la relation éducative et l’expertise enseignante ont analysé la pratique pédagogique en classe comme la gestion de l’imprévu dans un contexte mouvant car fortement dépendant des réactions des élèves. Dans ce cadre, la prise d’indices pertinents (le "feed-back") et l’adaptation immédiate des procédures prévues pour réagir à des événements non programmés jouent un rôle central dans l’exercice du métier. Cette relation aux élèves est vécue comme un "point d’honneur" par tous les enseignants, qui y voient le cœur de leur métier. Au-delà des différences et des différends à propos de la définition légitime de la relation éducative et de l’autorité magistrale, le fait de "tenir sa classe" constitue indubitablement l’aune à laquelle on juge de la valeur professionnelle d’un enseignant (pour soi et pour les autres).

De plus, l’enseignement est un métier de relations non seulement avec les élèves mais aussi avec des partenaires (collègues ou partenaires extérieurs).

En ce qui concerne les collègues, certains enseignants revendiquent “l’interaction faible” et restent très attachés à leur "liberté pédagogique", tandis que les innovateurs et les mouvements pédagogiques prônent depuis fort longtemps un modèle inspiré de “l’interaction forte”, et que les injonctions ministérielles mettent de plus en plus en avant “l’interaction moyenne”. La "résistance" des enseignants à travailler en équipe fait partie des poncifs les mieux partagés sur l’enseignement, et a été diversement interprétée. Les tenants de la "liberté pédagogique" –présentée comme un droit inaliénable de chaque enseignant– font souvent référence à « l’universel » et à la valeur intrinsèque s’attachant selon eux aux savoirs académiques. D’aucuns parlent de « l’individualisme » des enseignants ou font référence à la « résistance au changement des acteurs de terrain ».

Nous n’entrerons pas ici dans l’analyse des argumentaires sur la "mobilisation" des enseignants –notion floue et à forte coloration technocratique, qui nous semble utilement redéfinie par le concept d’engagement ( 123 ). Signalons en revanche l’analyse d’A. Barrère, qui remarque fort judicieusement que les relations avec les collègues sont freinées… par les relations avec les élèves, puisque ces dernières constituent un objet d’investissement presque exclusif pour les enseignants ( 124 ). La difficulté des enseignants à s’investir dans le travail en équipe s’explique en partie parce que la gestion de la classe conserve une importance cruciale (vitale pourrait-on dire, puisqu’il s’agit de se montrer capable de "tenir sa classe" et, par là, de « préserver sa face » selon les mots d’Erving Goffman).

À travers les problèmes de "motivation" des élèves et d’autorité magistrale, chaque enseignant se trouve en effet engagé en tant que sujet (au sens psychanalytique) dans ce qui est analysé comme « le lien éducatif » ( 125 ). Il convient toutefois de ne pas confondre une compétence acquise dans l’exercice d’un métier avec un positionnement éthique (en forme de "résistance" ou de réticence). Dans l’exercice du métier d’enseignant –comme dans tout « travail sur autrui » ( 126 )– le professionnel est amené à mettre en œuvre des relations plus ou moins contraintes, et capitalise des expériences relationnelles, puisqu’il doit –même contre son gré– prendre en compte les réactions de ses partenaires et apprendre à composer avec autrui.

En ce qui concerne les partenaires extérieurs, le mode relationnel de l’enseignement du premier degré est marqué par la défiance envers les interactions avec les partenaires extérieurs, ou du moins leur participation aux prises de décision. Les essais multiformes de mise en place de "l’équipe éducative" sont assimilés à une remise en cause du pouvoir de décision des enseignants et entraînent la crainte de ne plus être "seul maître à bord". Par exemple, l’introduction des conseils d’école en 1969 a provoqué, à l’époque, de violentes réactions contre « l’ingérence des parents dans la pédagogie », et continue de susciter la défiance presque unanime des instituteurs. On en retrouve trace jusque dans certains travaux de recherche ( 127 ). Plus près de nous, la création des ZEP avec leur volet partenarial multi–catégoriel ou la mise en place des activités péri–éducatives ont suscité le même genre de difficultés et de réactions ( 128 ).

Le modèle de “l’interaction faible” paraît donc encore plus prégnant pour "l’équipe éducative" avec des partenaires extérieurs, que pour "l’équipe pédagogique" avec les collègues. Mais, dans les deux cas, on retrouve selon la même logique des appels à “l’interaction forte” –émanant de certains acteurs collectifs– et une tendance de plus en plus marquée des injonctions ministérielles ou des formations institutionnelles à promouvoir des modes de relation relevant, pour le moins, de “l’interaction moyenne”. En plus des exemples déjà cités, on peut noter que le "référentiel de métier" de professeur d'école publié lors de la création du corps administratif met clairement en avant la capacité à travailler en équipe :

‘« Il [le professeur d'école] doit assurer la continuité et la cohérence des apprentissages, par un travail en équipe des maîtres, dans le cadre d'un projet d'école et d'un projet de cycle. » ( 129 )’

Notons que cette insistance institutionnelle sur le travail en équipe n’est pas une spécificité du premier degré, puisqu’un texte plus récent que le précédent et concernant les enseignants du secondaire est encore plus prolixe sur le sujet :

‘« Au sein de la communauté éducative, le professeur exerce son métier en liaison avec d'autres, dans le cadre d'équipes variées. […] Conscient de l'importance, pour les élèves, d'une cohérence éducative résultant de pratiques convergentes au sein de l'équipe enseignante, il confronte ses pratiques à celles de ses collègues dans le cadre de concertations, notamment lors des conseils d'enseignement, et avec l'aide de l'équipe de direction et des corps d'inspection. […] Un professeur n'est pas seul ; au sein de la communauté scolaire, il est membre d'une ou plusieurs équipes pédagogiques et éducatives. Il est préparé à travailler en équipe et à conduire avec d'autres des actions et des projets. […] Il est préparé à établir des relations avec des partenaires extérieurs auprès desquels il peut trouver ressources et appui pour son enseignement comme pour réaliser certains aspects du projet d'établissement. Dans un cadre défini par l'établissement, et sous la responsabilité du chef d'établissement, il peut être appelé à participer à des actions en partenariat avec d'autres services de l'État (culture, jeunesse et sports, santé, justice, gendarmerie, police...), des collectivités territoriales et des pays étrangers, des entreprises, des associations et des organismes culturels, artistiques et scientifiques divers. » ( 130 )’

Au-delà des particularités de l’enseignement secondaire, on note dans ce texte le renforcement –à trois ans d’intervalle– des injonctions institutionnelles qui sont plus détaillées et plus explicites que dans le texte destiné au premier degré. Naturellement, il n’est pas question pour nous de confondre les prescriptions ministérielles et la réalité des pratiques quotidiennes. Dans l’Éducation nationale comme ailleurs, le travail prescrit diffère du travail réel et l’on peut entendre ou lire bien des gloses sur tout ce qui sépare les “doux rêves des penseurs du ministère” et la “dure réalité du terrain”. Cependant, ces textes officiels doivent être pris en compte dans notre analyse pour au moins trois raisons.

Premièrement, les référentiels de métier ont pour objectif premier de servir de "cahier des charges" pour la formation initiale (à laquelle il est fait référence explicitement dans les textes cités). Aussi, plus que la réalité actuelle des pratiques, ces textes décrivent les évolutions impulsées par le ministère.

Deuxièmement, au-delà des clichés sur “l’inertie” des enseignants, on doit constater qu’il existe une convergence entre les textes officiels et les positionnements professionnels des enseignants :

‘« Les enseignants présentent une spécificité accentuée parmi d’autres métiers relationnels, celle d’une implication souvent forte, parfois militante dans leur tâche, et le sentiment qu’employeur et salariés partagent largement la cause commune de l’institution éducative, à défaut d’un projet faisant réellement et pour chacun, l’unanimité. » ( 131 )’

Troisièmement, les textes officiels ne sont pas de simples déclarations d’intention, ils ont souvent une visée "managériale" et l’on doit comprendre les réformes pédagogiques comme des « outils de gestion », ainsi que le propose Hélène Buisson-Fenet :

‘« Les sociologues des organisations nomment outils de gestion “un ensemble de raisonnements et de connaissances reliant de façon formelle un certain nombre de variables issues de l’organisation, qu’il s’agisse de quantités, de prix, de qualité ou de tout autre paramètre, et destiné à instruire les divers actes classiques de la gestion, que l’on peut regrouper dans les termes de la trilogie classique : prévoir, décider, contrôler.” (MOISDON 1997). Nous leur empruntons ici la notion, en estimant que les nouveaux enseignements de la réforme Allègre –en particulier l’ECJS et les TPE– s’apparentent à des outils de gestion de la mobilisation professorale. D’une part en effet, ces innovations convergent vers un certain nombre de caractéristiques déjà mises en avant pour décrire le modèle de “relation de service” (GADREY 1991) : il s’agit de la coproduction, de la relation de proximité, et du glissement de la “qualification” aux “compétences”. D’autre part, elles sont destinées à provoquer des effets en chaîne. » ( 132 )’

On voit ainsi que les évolutions récentes du système éducatif dans son ensemble renforcent la place accordée aux modes relationnels fondés sur les “interactions fortes”.

Si l’on se recentre sur les écoles primaires, on peut remarquer que l’engagement des enseignants du premier degré dans le travail collectif reste fortement dépendant du contexte à la fois local et institutionnel. À l’occasion d’une recherche menée avec le centre de recherche en éducation de Saint-Étienne, nous avons relevé que le travail en équipe peut devenir une nécessité vitale dans les situations locales difficiles :

‘« L’arrivée de nouveaux enseignants à partir de septembre 1999 est l’amorce d’un processus de reconstruction. Bien que certains aient peu d’expérience professionnelle en tant qu’enseignants, et bien qu’ils soient initialement impressionnés par les problèmes auxquels ils sont confrontés, ils s’entendent pour tenter de rétablir une situation compatible avec les missions de l’école telles qu’ils les conçoivent : “réhabiliter, reconstruire l’école… nous devions repartir à zéro !”. Il devient alors évident pour eux qu’une telle entreprise implique une coopération de plusieurs années. […] Dans ce contexte, le travail collectif est perçu comme une exigence minimale pour mettre en œuvre de nombreux projets : école transplantée, rationalisation de la répartition des élèves dans les classes, restauration des relations avec les parents, partenariats avec le milieu associatif en vue d’assurer une plus grande cohérence dans les prises en charge des élèves. » ( 133 )’

Les interactions et les régulations relationnelles constituent ainsi des compétences professionnelles largement mobilisées, et, par voie de conséquence, transférables par les enseignants du premier degré lors d’une mobilité professionnelle.

Dans le modèle cognitif, le dernier mode de relations intitulé “délégation” renvoie à l’exercice de l’autorité hiérarchique qui n’est pas familier aux enseignants. Certes, en école maternelle, le directeur est le chef de service des ATSEM ( 134 ) et les enseignants peuvent être conduits à leur confier des tâches relevant plus ou moins directement de leurs propres attributions. Mais ces agents communaux ont des missions fort éloignées du "cœur de métier" d’instituteur. L’implantation des “aides–éducateurs” dans les écoles lors de la mise en place du dispositif ministériel des “emplois-jeunes” a constitué une nouveauté pour nombre d’enseignants du premier degré. On a pu mesurer à cette occasion à quel point certains enseignants du premier degré avaient complètement intégré la pratique solitaire du métier (exercé sans rendre de compte ni partager les responsabilités) ; et avaient de grandes difficultés à déléguer certaines tâches professionnelles sans avoir le sentiment de "prêter leurs élèves". Pour un instituteur qui "sort de sa classe", la délégation reste une découverte à faire, voire une révélation sur ses capacités méconnues, comme nous l’avons vu au chapitre précédent à propos des postes de détaché dans les associations.

La direction d’école , quant à elle, pose la question de l’autorité hiérarchique exercée sur les collègues enseignants. Nous avons évoqué au chapitre précédent les fortes réticences de l'institutorat envers un statut des directeurs qui en ferait des chefs d’établissement à part entière. On doit cependant constater que les évolutions récentes du fonctionnement ordinaire des écoles renforcent leur importance et les instituent, de fait, comme « niveau intermédiaire de régulation » ( 135 ), devant assumer le rôle de "responsables d’équipe" (pédagogique). D’ailleurs, dans le registre revendicatif et syndical, on est passé d’une contestation de principe rejetant le statut de directeur à une revendication de moyens de fonctionnement, ce qui revient à reconnaître implicitement l’importance fonctionnelle de la direction d’école et à avaliser le pouvoir accordé aux directeurs (comme par exemple la grève administrative qui perdure actuellement depuis plusieurs années pour réclamer que tous les directeurs d’école disposent d’une décharge d’enseignement).

Dans l’approche cognitive, le critère intitulé “ les savoirs références ” permet de cerner le cadre de référence dans lequel l’acteur opère sa résolution de problème. Les démarches intellectuelles constituent « la dynamique » des processus, tandis que le savoir référence en constitue « le paysage ». Ce cadre est au cœur de la définition cognitive des métiers, car « les savoirs références constituent la bibliothèque de base qui permet de comprendre, d’agir et d’apprendre dans l’emploi. Ce sont des savoirs stables qui fournissent les schémas d’explication à partir desquels les autres notions s’intègrent. Comme pour les autres critères, c’est le rôle que jouent ces savoirs dans l’action qui doit être analysé. » (PENAN, 1990, op. cit.). Les savoirs références sont hiérarchisés selon quatre niveaux de compréhension :

  • Le niveau 1 correspond à la maîtrise des principes théoriques d’un domaine scientifique ou technique. C’est le niveau le plus abstrait et celui qui permet la plus grande mobilité d’un domaine professionnel à un autre (comme, par exemple, les théories économiques pour un cadre du secteur bancaire).
  • Le niveau 2 correspond à la compréhension et à l’application d’un champ théorique lié à un contexte d’application, et donc plus restreint que le précédent (comme, par exemple, le cycle de fonctionnement d’un moteur à explosion pour un technicien de bureau d’études).
  • Le niveau 3 correspond à la connaissance des logiques sous-jacentes à un domaine professionnel, à la capacité d’appliquer des règles et des conventions (comme, par exemple, la connaissance du droit pour un gendarme).
  • Le niveau 4 correspond à la connaissance d’un environnement de travail, d’une culture de métier et du vocabulaire qui le caractérise (comme, par exemple, le vocabulaire de l’assurance pour un agent administratif).

La position des enseignants par rapport à ce critère est paradoxale. D’une part, ils se situent clairement dans le pôle des connaissances et de leurs transmissions, en mettant en œuvre le rôle « conservatoire » que l’École assume pour le patrimoine culturel. En cela, ils sont "gens de savoirs", voire "gens du Savoir". Mais, d’autre part, ils adoptent souvent une attitude ambiguë par rapport à leur savoir, lorsqu’ils envisagent une mobilité professionnelle, puisqu’ils sont presque tous persuadés de « ne savoir rien faire (d’autre qu’enseigner) ». Cela provient de leur difficulté à pointer dans leur expérience professionnelle des savoirs techniques ou spécialisés, mobilisables dans une autre profession. On assimile souvent le métier d’instituteur à la "polyvalence disciplinaire" et aux savoirs de base, que tout adulte devrait maîtriser. Le référentiel de métier déjà cité explicite ainsi les savoirs de référence d’un professeur d'école :

‘« Il doit posséder une culture générale lui permettant de maîtriser les grands concepts relatifs aux disciplines enseignées à l'école maternelle et élémentaire […] et, bien entendu, maîtriser clairement les connaissances de base des langages fondamentaux […]. Il doit être capable d'initier ses élèves à une langue vivante, étrangère ou régionale. Il doit nécessairement posséder des connaissances et des outils d'enseignement relatifs à toutes les disciplines qui sont au programme des écoles […]. Il doit mettre au service de cet enseignement une connaissance du développement de l'enfant et des processus d'apprentissage. À cet effet, il doit connaître parfaitement les étapes du développement de l'enfant, avoir une bonne connaissance des principales théories et des modèles d'apprentissage, et être en mesure de repérer, d'analyser les difficultés individuelles les plus courantes et d'y remédier. » ( 136 )’

On peut pointer deux pôles dans les savoirs de référence : d’une part, la maîtrise des "connaissances de base des langages fondamentaux" –c'est-à-dire la "polyvalence disciplinaire"– et, d’autre part, les "principales théories et des modèles d'apprentissage" permettant de diagnostiquer et de remédier aux difficultés d’apprentissage. Ce deuxième pôle –souvent désigné comme "la pédagogie"– pourrait sembler complètement dépendant du contexte de l’école primaire et impossible à transférer dans tout autre domaine professionnel. En fait, notre enquête nous a permis de rencontrer des personnes indiquant que leur capacité à « expliquer simplement les choses » ou à « aider l’autre à progresser » était mobilisable (et appréciée !) dans des secteurs professionnels aussi éloignés de l’école que l’informatique de gestion ou le marketing.

Le dernier élément de l’approche cognitive que nous reprenons est intitulé “le mode de contrôle” et constitue un critère non-cognitif de mobilité qui correspond à « la façon dont l’organisation vérifie que la compétence mise en œuvre dans l’emploi est satisfaisante ou ne l’est pas » (PENAN, 1990, op. cit.). Il se divise en trois types de contrôle :

  • Le “contrôle par les procédés de travail” vérifie les procédures mises en place par l’acteur et « consiste à donner des indications précises sur la manière dont le problème doit être résolu afin d’exercer un contrôle sur le processus même de résolution » (exemple de l’infirmière d’hôpital).
  • Le “contrôle par les résultats” ne prend pas en compte les processus de résolution de problèmes, mais s’intéresse au produit de l’action (car la démarche met en œuvre des processus difficiles à prévoir et qu’il est plus facile de contrôler les résultats). Par rapport au premier mode de contrôle, ce type « qui laisse une plus grande place à l’autonomie et à l’initiative mais standardise le résultat final est, de fait, plus contraignant » (exemple des vendeurs ou du responsable GRH).
  • Le “contrôle par les qualifications/diplômes” nous concerne directement : il est effectué en amont de l’action, en imposant les qualifications requises par l’emploi. Pour l’ensemble des actifs, il est « plus rare car il est surtout utilisé par défaut des deux autres : quand ni les processus de travail ni les résultats ne sont suffisamment objectivables pour permettre le contrôle » (exemple de l’emploi de chirurgien qui ne subit pas de contrôle de processus mais pour lequel le titre de chirurgien est absolument nécessaire pour opérer).

Dans le modèle cognitif, il existe un lien fort entre les démarches intellectuelles mobilisées dans un emploi, et le type de contrôle exercé sur lui. Ainsi, pour les salariés utilisant la démarche intellectuelle "application", l’évaluation se fait à travers le "contrôle par les procédés de travail". En ce qui concerne les enseignants, on se trouve dans le cadre de la démarche "transposition–diffusion" qui est liée en règle générale au "contrôle par les résultats" (alors que la culture enseignante est plus proche de l’obligation de moyens que de l’obligation de résultats). Enfin, le contrôle par les qualifications est lié en général aux emplois utilisant la démarche “conception”, puisque l’on ne peut y fixer ni la procédure ni le résultat final.

Notes
121.

 PERRENOUD Philippe, 1996, Enseigner. Agir dans l'urgence, décider dans l'incertitude, ESF

122.

 WELLER J.M., 1998, « La modernisation des services publics par l’usager : une revue de la littérature (1986-1996) », Sociologie du travail, n°3, pp.363-392

123.

 KHEROUBI M. & PEIGNARD E. & ROBERT A., 1997-1998, « Des enseignants et des établissements "mobilisés". Entre héritage bureaucratique et invention d’un espace autonome », Carrefours de l’éducation N°3/6 – ION Jacques (dir), 2001, L’engagement au pluriel, Publications de l’université de Saint-Étienne

124.

 BARRÈRE A., 2002, « Pourquoi les enseignants ne travaillent-ils pas en équipe ? » Sociologie du travail, n°44, pp.481-497

125.

 CIFALI Mireille, 1994 , Le lien éducatif : contre-jour psychanalytique, PUF

126.

 DUBET François, 2002, Le déclin de l’institution, Seuil

127.

 On peut lire un exemple d’argumentaire contre les risques que ferait courir « l’ingérence des parents » à "l’École de la République" dans CAREIL Yves, 1994, Instituteurs des cités HLM. Radioscopie et réflexions sur l’instauration progressive de l’école à plusieurs vitesses, PUF. Signalons que l’auteur fait partie de notre population d’enquête (et même de nos répondants) puisqu’il a été instituteur avant d’être chercheur. On peut donc penser que ses recherches –en tout cas les premières d’entre elles comme le titre cité– sont irriguées par son expérience personnelle du métier et sa connaissance directe des processus et prises de position qui y ont cours.

128.

 GLASMAN D. & COLLONGES G., 1992, « Enseignants et travailleurs sociaux. Partenariat et identités professionnelles », Revue du CRE N°5

129.

 Référentiel des compétences et capacités caractéristiques d'un professeur des écoles Note de service n° 94-280 du 25 novembre 1994 (le texte du référentiel est reproduit en annexes)

130.

 « Missions du professeur exerçant en collège en LEGT ou en LP » Circulaire n° 97-123 du 23 mai 1997 (Annexe, extraits)

131.

 BOUDESSEUL Gérard, 2003, « Les enseignants au travail et en formation : un régime de mobilisation en voie de balkanisation ? », IXèmes Journées de sociologie du travail, 27 et 28 Novembre 2003 Paris

132.

 BUISSON-FENET Hélène, 2003, « Les innovations pédagogiques comme outils de gestion de l’engagement professoral. Le cas des “nouveaux enseignements” de la réforme Allègre. », IXèmes Journées de sociologie du travail, 27 et 28 Novembre 2003 Paris (ECJS : Éducation Civique, Juridique et Sociale, TPE : Travaux Personnels Encadrés – MOISDON J.C., 1997, Du mode d’existence des outils de gestion, Arslan – GADREY J., 1991, « Le service n’est pas un produit : quelques implications pour l’analyse économique et pour la gestion. », Actes du colloque « A quoi servent les usagers », 16-18 janvier Paris)

133.

 BEN-AYED C. & BROCCOLICHI S. & QUINSON F., 2004, « Variations du travail collectif selon les contextes d’école. Difficultés locales, instabilité des équipes et rôle de l'institution » in MARCEL J.F. (dir) Les pratiques professionnelles de l’enseignant. Éléments pour un cadre d’analyse, L’Harmattan à paraître

134.

 ATSEM : agents territoriaux de service des écoles maternelles (dans le langage courant, ce sont « les dames de service » et dans le langage des écoliers, ce sont « les dames »)

135.

Nous reviendrons dans les pages qui suivent sur les évolutions du système scolaire analysées par : DUTERCQ Yves & LANG Vincent, 2002, « L’émergence d’un espace de régulation intermédiaire dans le système scolaire français », Éducation et sociétés N°8

136.

 « Référentiel des compétences et capacités caractéristiques d'un professeur des écoles » Note de service n° 94-280 du 25 novembre 1994 (Annexe 1)