Initialement destinées à améliorer la mise en relation des offres et des demandes d’emploi, l’analyse cognitive et la nomenclature ROME qui en découle nous permettent de construire une réponse circonstanciée aux spéculations sur "l’employabilité" des instituteurs. En effet, l’analyse des compétences professionnelles mobilisées par un instituteur dans l’exercice de ses fonctions permet de définir rationnellement des séries de positions professionnelles envisageables. L’analyse des compétences transférables dans d’autres domaines professionnels permet d’expliciter les processus engagés par les pratiques professionnelles des enseignants du premier degré et de "dé–pédagogiser" notre approche de ce métier. Le travail d’explicitation des compétences mobilisées dans l’exercice du métier d’instituteur s’opère selon une démarche comparative dans un cadre de référence global : cela permet de pointer des critères de mobilité qui ne sont pas spécifiques à l’enseignement. Nous avons relevé en particulier des démarches intellectuelles orientées par le modèle de la “transposition–diffusion”, des relations au temps et à l’espace marquées par la nécessité “d’agir dans l’urgence et de décider dans l’incertitude” et des modes relationnels diversifiés, allant du modèle de “l’interaction faible” à celui de “l’interaction forte” (avec les élèves, les collègues et les partenaires extérieurs). L’analyse cognitive permet de définir la notion de “compétences transférables” qui nous semble essentielle dans l’étude des ré-orientations professionnelles.
L’analyse cognitive distingue également plusieurs modalités de ré-orientation qui complètent notre typologie des formes de mobilité et s’articulent autour de trois niveaux de mobilité (directe, sans formation préalable ou avec formation courte, avec formation longue) et deux logiques de mobilité (les mobilités internes à un domaine d’activité associées à une logique de filière professionnelle traditionnelle, s’opposant aux mobilités inter domaines se déroulant dans une logique de reconversion transversale vers d’autres domaines professionnels).
Nous avons également pu noter que l’analyse cognitive renouvelle l’approche de la polyvalence des instituteurs. Au-delà de la "polyvalence disciplinaire" –qui conduit l’instituteur à intervenir dans tous les champs du savoir et constitue un aspect très visible de l’exercice du métier– on peut définir une "polyvalence fonctionnelle" qui correspond à la prise en charge de tous les volets de l’activité scolaire, de l’enseignement à “la vie scolaire” (comme on dit dans le secondaire) en passant par l’orientation des élèves ou la gestion administrative et financière de l’établissement. Cette "polyvalence fonctionnelle" est au centre de la distinction établie par l’analyse cognitive entre les emplois/métiers “enseignant des écoles” et “administrateur d’école”, puisque ce dernier est défini à partir de toutes les tâches distinctes de l’enseignement au sens restreint du terme. On peut s’interroger sur la validité de cette distinction fonctionnelle contraire à une longue tradition égalitariste des instituteurs, très attachés à une conception collégiale de l’école structurée autour d’un directeur seulement major inter pares et facilement rappelé à l’ordre par ses collègues à travers la formule rituelle : « le conseil des maîtres est souverain ».
Nous soutenons l’hypothèse selon laquelle une position spécifique et reconnue pour la direction d’école va finir par passer dans les faits, contre la "culture de métier" des instituteurs largement héritée d’un état antérieur de l’école. Cette hypothèse nous paraît plausible pour deux séries de raisons.
D’une part, l’analyse des situations scolairement "difficiles" montre l’importance croissante de la direction d’école pour que les équipes enseignantes parviennent à faire face à des conditions de travail fortement dégradées. À l’occasion d’une recherche déjà citée du Centre de recherche en éducation de Saint-Étienne, nous avons pu prendre la mesure de ce rôle essentiel de la direction d’école, y compris dans des rôles et des compétences qui ne correspondent pas à la lettre au référentiel de métier explicite :
‘« L’investissement "hors norme" des trois "fidèles" de l’école dans des séances de travail collectif –expérimentations, observations et réflexions sur les conditions de mises en activité des élèves et les modes d’intervention des enseignants, réajustements des modalités de communication avec les parents, entre autres– fait suite à une longue série de rencontres et d’expériences avec divers partenaires : chercheurs, formateurs, directeur de l’école voisine. […] Clairement inscrit dans le fonctionnement de l’école depuis la loi de 1989, le travail collectif reste très inégalement développé selon les écoles. La propension à s’y impliquer au-delà du "minimum légal" est presque toujours solidaire d’un questionnement qui pousse à échanger. Elle apparaît plus fréquemment chez des enseignants nouveaux dans la profession ou confrontés ensemble à des problèmes difficiles à résoudre. Mais des enseignants expérimentés peuvent jouer un rôle actif en ce domaine, notamment quand ils ont le statut de directeur, si d’antérieures expériences positives de travail collectif les poussent à développer cette dimension. »( 146 )’On peut noter que l’institution reconnaît de plus en plus ce nouveau rôle des directeurs et l’engagement dans le travail collectif, voire l’encourage et le met en avant explicitement :
‘« La stabilisation de l’équipe, solidaire de l’amélioration de l’entente entre enseignants et du climat dans l’école, est à relier aussi à la reconnaissance institutionnelle dont elle a bénéficié. […] L’aide que les "anciennes" s’efforçaient déjà d’apporter aux "nouveaux" –peu expérimentés pour la plupart– trouve l’occasion de s’intensifier durant la phase préparatoire à l’inspection. Et les liens se trouvent encore renforcés quand l’effort collectif de réflexion et de réajustement des pratiques est particulièrement valorisé dans le rapport d’inspection. » (idem)’Il faut néanmoins noter que la reconnaissance de la direction d’école reste pour l’instant semi-officielle, car, même « quand l’école se mobilise » en grande partie autour du directeur, ce dernier doit composer avec la conception ancienne pour être reconnu par les autres enseignants de l’école :
‘« Mais il reste que l'enquête confirme le rôle déterminant de la directrice dans la construction d'une dynamique collective durable. Son départ à la retraite, prévu dans un an, fait craindre aux enseignants des départs successifs et une désagrégation rapide de l'équipe pédagogique. La directrice est présentée comme le pivot de l'école, alors même que revient de façon récurrente, dans les entretiens, l'affirmation qu'elle n'a pas de pouvoir hiérarchique et ne cherche pas à en avoir. […] "Je crois qu'aujourd'hui j'ai ma place ici car je suis reconnue pour mon travail et pour le travail qu'on a réalisé ensemble sans passer par une relation de pouvoir." […] Soucieuse de créer une unité d'école, c'est elle qui préserve les points de vue des uns et des autres, mais de manière à ce que tout soit lié : "Elle dit les choses, mais elle mène son école comme une classe , dans le liant qu'il faut faire avec tous les individus qu'on a." (Institutrice spécialisée.) Son rôle de coordonnatrice–médiatrice n'est perçu positivement que parce qu'il va de pair avec un véritable engagement. […] "Je crois que quoi qu'on dise, le rôle du directeur est très important. Il n'a pas de pouvoir, il ne peut pas contraindre quelqu'un à adhérer, mais il doit avoir un engagement personnel. Je crois que notre directrice peut ne pas être appréciée, mais tout le monde lui reconnaît son engagement. La défense de l'élève en tant qu'individu, c'est elle. C'est elle, au niveau collectif. Et je crois qu'il faut quelqu'un, j'allais dire "à la tête", capable de le rappeler, un directeur ou une directrice capable de dire en certaines situations aux enseignants : "Non, stop !" (Institutrice, CE 1.) » ( 147 )’On peut constater qu’à l’heure actuelle non seulement « le rôle de coordonnatrice–médiatrice n'est perçu positivement que parce qu'il va de pair avec un véritable engagement », mais aussi que ce rôle est fortement personnalisé, puisqu’il reste attaché aux qualités d’une personne et risque de ne pas perdurer après le départ à la retraite de cette personne.
On voit donc que la direction d’école est encore fortement marquée par la logique du charisme personnel, bien loin de la rationalité bureaucratique ou du modèle de la "professionnalisation". Et l’on peut retenir cette comparaison faite entre les interventions de la directrice et les relations avec les élèves : « elle mène son école comme une classe, dans le liant qu'il faut faire avec tous les individus qu'on a ». Cette analogie–courante de la part des instituteurs pour parler du directeur ou de l’inspecteur– peut être vue non seulement comme une sorte de compliment indirect, mais aussi comme un idéal de la relation hiérarchique chez nombre d’enseignants du premier degré.
D’autre part, si l’on élargit le point de vue, et que l’on envisage la gestion de la fonction publique et du système éducatif pris dans leur ensemble, plusieurs éléments de l’évolution générale viennent étayer cette hypothèse de l’émergence d’une nouvelle forme de direction des écoles primaires. Les “formes nouvelles” du management se répandent dans la fonction publique, qui est de plus en plus marquée par le mouvement général de décentralisation politique et de déconcentration administrative. L’introduction de la logique du projet et du pilotage de l’action par les résultats constituent des formes nouvelles de "mobilisation des acteurs". Cette évolution débouche sur l’émergence de niveaux intermédiaires de régulation du système éducatif, et le renforcement des responsabilités et du pouvoir des chefs d’établissement scolaire ( 148 ).
Ainsi, même si la forme administrative pour une nouvelle direction d’école n’a pas encore été trouvée, plusieurs éléments convergents indiquent clairement que les évolutions en cours vont déboucher sur sa redéfinition dans les années qui viennent. On peut penser que l’accès à la direction d’école pourrait constituer, à terme, une mobilité professionnelle à part entière pour les enseignants du premier degré. On peut, d’ores et déjà, noter deux critères de la constitution d’un groupe professionnel spécifique : d’une part, le recrutement des directeurs et directrices s’opère par un entretien ouvrant une liste d’aptitude, et d’autre part une formation professionnelle spécifique et obligatoire conditionne l’accès à un poste.
L’approche cognitive et comparative du ROME nous offre l’opportunité de mettre en perspective le métier d’instituteur, de le situer dans un cadre général comparant l’ensemble des emplois, et de renouveler les débouchés envisageables en suggérant une palette d’emplois/métiers dans des secteurs professionnels a priori fort éloignés (restauration, gestion…). Mais si cette démarche permet de renouveler et de "dé–pédagogiser" l’approche du métier, on ne peut éluder le fait que plusieurs destinations professionnelles données comme proches dans cette analyse ne se rencontrent pratiquement jamais dans la réalité.
Cette distorsion conduit à rappeler que « le travail, c’est plus que le travail » ( 149 ), c'est-à-dire qu’un métier ne se limite pas à ses aspects cognitifs ou organisationnels. Une reconversion professionnelle ne se réduit pas à un choix rationnel visant à changer de position professionnelle sur la base d’un calcul explicite, en jaugeant des proximités en termes de compétences cognitives et des distances en termes d’adaptation formative. Comprendre notre objet suppose, en effet, de raisonner en termes d’itinéraire de mobilité professionnelle, de parcours ou de cheminement professionnel engageant toute une série de transactions sociales.
Le ROME n’envisage que les compétences cognitives du référentiel de métier, et cela doit être complété par au moins quatre types de critères de mobilité.
Premièrement, beaucoup de reconversions mobilisent des compétences externes au référentiel de métier : soit des compétences acquises dans des activités connexes ou à la marge du métier (par exemple la gestion des partenariats développée par les coordinateurs de ZEP), soit des expériences et des apprentissages menés à titre privé (passion et auto-formation en informatique, théâtre, musique… voire sciences de l’éducation).
Deuxièmement, une reconversion peut mobiliser d’autres ressources que des compétences et en particulier toutes les formes du “capital social” (comme les réseaux de relations ou la famille pour le travail indépendant).
Troisièmement, la mobilité professionnelle choisie ne peut se restreindre à la gestion rationnelle de compétences transférables, elle a forcément à voir avec des problèmes de "motivation", avec des choix, ou plutôt des arbitrages entre motifs et moteurs de mobilité, et en tenant compte des opportunités (comme la mobilité structurelle vers le secondaire).
Quatrièmement, beaucoup de parcours de mobilité issus de l'institutorat mobilisent les ressources administratives du statut de la fonction publique. Ces parcours se déroulent dans un cadre administratif qui constitue un contexte fortement normé, mais qui offre également une large palette de dispositifs et de modalités adaptatives. Le cadre réglementaire et toutes ses dispositions particulières ont un impact important sur notre objet de recherche, en permettant toute une série de modalités de départ progressif, et en ouvrant une large palette de positions intermédiaires et/ou provisoires. Contrairement à une idée largement répandue (y compris parmi les enseignants…), les statuts de la fonction publique ne constituent pas un carcan rigide dessinant une sorte de "prison dorée", dans lesquels les individus seraient non seulement protégés par des garanties, mais aussi condamnés à l’immobilisme. À l’examen, on constate que les marges de jeu des acteurs sont importantes, grâce à des éléments de "souplesse" parfois inscrits dans la lettre de la loi, et souvent issus de dispositions dérogatoires ou d’habitudes de fonctionnement (en particulier dans le traitement des exceptions et des situations imprévues).
Le détachement et la mise à disposition servent de cadre administratif à toute une série d’emplois spécifiques que l’on désigne sous le terme de "postes à profil", c'est-à-dire les postes de travail qui relèvent d’une compétence ou d’une définition administrative particulières, et qui sont attribués en dehors des conditions statutaires habituelles. La disponibilité et toutes les formes de congé sans solde offrent la possibilité de faire une tentative de mobilité sans prendre de risque définitif. Enfin, les nombreux postes de “faisant–fonction” (d’inspecteur comme nous l’avons évoqué, mais aussi de conseiller pédagogique, de psychologue scolaire, de chef d’établissement spécialisé…) assouplissent considérablement les modalités d’accès à certaines fonctions et constituent parfois de véritables voies de recrutement parallèle ou des filières de pré-recrutement semi-officiel.
Des exemples de ces processus vont être examinés dans le prochain chapitre, qui est consacré aux "filières internes" de l'institutorat.
BEN-AYED C. & BROCCOLICHI S. & QUINSON F., 2004, « Variations du travail collectif selon les contextes d’école. Difficultés locales, instabilité des équipes et rôle de l'institution », in MARCEL J.F. (dir.), 2004, Les pratiques professionnelles de l’enseignant hors de la classe, L’Harmattan, à paraître
KHERROUBI Martine, 2002, « La construction d'une identité d'école », in van ZANTEN A. & GORSPIRON M.F. & KHERROUBI M. & ROBERT A. D., 2002, Quand l'école se mobilise. Les dynamiques professionnelles dans les établissements de banlieue, La Dispute (pp 63–64)
Une importante production (scientifique et institutionnelle) existe sur le thème : DUTERCQ Yves, 1997, « Autonomie des établissements et initiatives des équipes d’encadrement » in MEN, Piloter des systèmes éducatifs en évolution. Le rôle de l’encadrement, CNDP – DUTERCQ Yves & LANG Vincent, 2002, « L’émergence d’un espace de régulation intermédiaire dans le système scolaire français », Éducation et sociétés N°8 – KHERROUBI Martine & van ZANTEN Agnès, 2000, « La coordination du travail dans les établissements "difficiles" : collégialité, division des rôles et encadrement », Éducation et sociétés N°6
CASTEL Robert, 1995, Les métamorphoses de la question sociale, Gallimard