Dans tous les groupes professionnels, la formation professionnelle interne est un enjeu de pouvoir, et un lieu de reconnaissance institutionnelle. L'institutorat ne fait pas exception puisque le domaine de la formation ne saurait y être réduit à ses dimensions cognitives analysées en termes de compétences. Devenir formateur, c’est "sortir du rang" en faisant le choix de la distinction et de la reconnaissance. C’est aussi prendre place –et prendre rang– d’une part dans des dispositifs institutionnels définissant des règles statutaires d’accès, et d’autre part dans un modus vivendi délimitant les normes de légitimité de l’évolution professionnelle. Le schéma suivant indique les différentes possibilités d’accès statutaires aux fonctions de maître formateur :
Lecture : les positions professionnelles sont placées dans des ellipses, les conditions d’accès sont placées dans des rectangles.
L’accès à un poste de maître formateur comporte deux conditions réglementaires : d’une part l’obtention d’un examen professionnel spécifique (le CAFIPEMF, certificat d’aptitude aux fonctions d’instituteur ou professeur d'école maître formateur) et d’autre part l’obtention d’un poste selon les règles habituelles d’attribution appliquées par une commission administrative paritaire départementale (CAPD). Cela permet de distinguer les titulaires du CAFIPEMF (détenteurs de la validation institutionnelle et candidats potentiels à d’autres positions qu’IMF) et les maîtres formateurs en poste (exerçant réellement les fonctions dans une classe implantée dans une école de formation).
On remarque que l’examen professionnel comporte trois voies distinctives qui sont le CAFIPEMF général, le CAFIPEMF EPS et le CAFIPEMF options (arts plastiques, musique, informatique, langues régionales), alors que les postes de maître formateur ne comportent nullement ce type de spécialisation. En fait, ces trois voies correspondent aux différents types de conseillers pédagogiques, mais les modalités du CAFIPEMF imposent aux candidats de se déterminer dès le début du cursus. L’examen des parcours professionnels montre que la voie "généraliste" est une sorte d’option par défaut, choisie majoritairement par les enseignants projetant d’obtenir un poste de maître formateur. Les voies spécialisées quant à elles sont peu empruntées en début de cursus et constituent plutôt un deuxième choix de maître formateur déjà en poste projetant d’obtenir un poste de conseiller pédagogique spécialisé, et qui "repassent le CAFIPEMF" sous une forme aménagée. Ces deux modes d’accès aux CAFIPEMF spécialisés constituent deux stratégies d’accès aux postes de conseiller pédagogique que nous reprendrons plus loin.
La position de “maître de stage” (ou “maître d’accueil temporaire”) n’est pas complètement incluse dans notre schéma, et les pointillés indiquent qu’un passage préalable par cette position est possible, mais qu’elle ne constitue pas une étape reconnue, ni même une sorte de propédeutique préparant aux fonctions de maître formateur, puisque de très nombreux maîtres d’accueil restent dans cette position sans se présenter aux épreuves du CAFIPEMF. Certes, les modalités d’implantation géographique expliquent en partie ce choix de l’accueil temporaire, puisque les postes de maître formateur sont ouverts uniquement dans des écoles de formation (anciennes écoles annexes ou d’application) situées à proximité des IUFM et donc dans de grandes villes, alors que l’on peut devenir maître d’accueil temporaire dans n’importe quel poste de son choix. Mais, au-delà de la mobilité géographique imposée aux maîtres formateurs, les deux types de positions relèvent de deux sphères presque complètement étanches qui renvoient à deux conceptions de la formation professionnelle, à deux dispositifs administratifs et à deux histoires. La position de maître formateur est un héritage des Écoles normales d’instituteurs et de leur conception de la formation initiale des enseignants, elle comporte une décharge d’enseignement d’un tiers du service qui est consacrée à l’accueil des stagiaires dans l’école ou à des interventions à l’IUFM.
Les maîtres d’accueil temporaire ont été instaurés par les IUFM sur le modèle des maîtres de stage de la formation professionnelle initiale des enseignants du secondaire. Les maîtres d'accueil temporaire sont « désignés pour l'année par l'inspecteur d'Académie, sur proposition de l'inspecteur de circonscription » sur la seule base de leur volontariat… parfois "incités" par l’inspecteur ; ils sont « choisis parce qu'ils sont expérimentés et capables d'exposer à de futurs enseignants leurs manières de faire, d'expliciter les démarches mises en œuvre dans leur enseignement et de présenter la réalité de leur classe » ( 150 ). Ils sont "payés à l’acte" puisqu’ils perçoivent des indemnités au prorata des stagiaires qu’ils accueillent dans leur classe mais ne bénéficient pas de décharge de service comme les IMF. Contrairement aux IMF qui peuvent intervenir dans la formation en IUFM et effectuer des visites de contrôle auprès de stagiaires durant leur décharge de service, les fonctions des maîtres d’accueil se limitent à « accueillir à titre temporaire dans leur classe des étudiants et des stagiaires, soit pour des stages d'observation, soit pour des stages de pratique accompagnée ». Il s’agit donc pour eux de montrer leurs pratiques professionnelles et de témoigner des "diversités du terrain". Cela participe d’une certaine vision de l’enseignement, selon laquelle ce n’est pas un métier qui s’apprend, ou du moins qui s’acquiert non par la médiation de savoirs formalisés mais plutôt par l’initiation empirique, dans laquelle seuls comptent le charisme personnel et l’expérience pourvoyeuse de "tours de main" (voire de trucs et de ficelles pour "tenir les élèves").
Dans le micro-monde social de l’école, les maîtres de stage sont "des instits qui restent à leur place", tandis que les maîtres formateurs se targuent d’exercer un métier spécifique et revendiquent collectivement des compétences dans les domaines de la formation d’adultes et de l’analyse didactique ou pédagogique. À ce titre, les maîtres formateurs sont souvent considérés par les autres enseignants du premier degré comme des prétentieux qui étalent leur (pseudo) science, voire comme des "jaunes" qui font du zèle et se compromettent avec « l’Administration ». C’est ce qui explique que devenir maître formateur n’est pas simplement réussir à un examen professionnel, mais engage un choix professionnel important au plan symbolique. La candidature au CAFIPEMF est en principe une inscription volontaire dans le but de rejoindre un poste de maître formateur, même si elle est parfois "sollicitée" par l’inspecteur à l’issue d’une inspection particulièrement positive.
L’inspecteur offre ainsi à certains maîtres une marque de reconnaissance et les incite (les autorise, au sens fort du terme) à "poursuivre". À l’occasion d’une recherche menée avec le Centre de recherche en éducation de Saint-Étienne, nous avons pu noter l’évolution positive d’une équipe d’école qui a débouché sur ce type de reconnaissance institutionnelle prenant la forme d’une incitation à "passer le CAFIPEMF" :
‘« Dès 1998, l’IEN nouvellement nommée exprime son intérêt pour ce qu’elle perçoit du travail réalisé dans le groupe scolaire. Mais l’impact sur les relations de travail dans l’école est surtout lié à une inspection d’école durant l’année scolaire 2000-2001, peu après l’évolution amorcée au niveau des modalités d’accueil et d’intégration. […] Plusieurs enseignantes sont fortement encouragées à devenir maîtresses formatrices et y parviennent en recevant de vifs éloges pour la qualité du travail réalisé dans l’école. Celle-ci est en passe de devenir école d’application. » ( 151 )’Les écoles de formation étant situées près de l’IUFM, l’accès à un poste de maître formateur impose de quitter le village ou la ville dans laquelle on est installé (sauf au prix de longs déplacements journaliers). Face à cette mobilité géographique, il existe parfois des stratégies d’inscription simultanée au CAFIPEMF et de transformation de l’école en école d’application (souvent avec l’appui de l’inspecteur de la circonscription comme dans l’exemple cité plus haut). Les Écoles normales ou IUFM ont également été amenés à demander le classement de certaines écoles proches de leurs locaux en écoles d’application. Dans ce cas, les enseignants titulaires de ces écoles se voient contraints de choisir entre quitter cette école ou passer le CAFIPEMF.
Parfois, le candidat ou l’inspecteur de circonscription peuvent tenter d’instrumentaliser le concours de recrutement. D’une part, la fonction d’autorisation symbolique de l’inspecteur peut être poussée à l’extrême dans une forme officieuse de cooptation : la candidature est alors "pilotée" par l’inspecteur qui opère le recrutement direct de « ses » conseillers pédagogiques de circonscription. D’autre part, l’inscription au CAFIPEMF peut faire suite à un conflit entre le candidat et ses collègues de l’école, ou à une mise en cause de ses choix pédagogiques à l’intérieur ou à l’extérieur de l’école. Tous les membres assidus du jury de CAFIPEMF ont connu ce genre de situations dans lesquelles l’examen professionnel se transforme en arbitrage semi officiel. Dans ces cas-là, la réussite au CAFIPEMF représente plus qu’un recrutement, et constitue une reconnaissance institutionnelle permettant une "sortie par le haut".
Statutairement, le jury du CAFIPEMF est composé de l’inspecteur de la circonscription, d’un formateur de l’IUFM, d’un conseiller pédagogique et d’un maître formateur en poste. Chaque membre du jury représente en quelque sorte son groupe professionnel et développe une stratégie spécifique. L’inspecteur de la circonscription peut avoir une attitude ambivalente : dans certains cas, il voit d’un mauvais œil la réussite qui débouche sur le départ d’un bon élément ou la reconnaissance d’un instituteur qu’il juge négativement, et dans d’autres il a sollicité (voire commandité) la candidature de l’impétrant et un échec le déjugerait. Le formateur de l’IUFM défend l’importance de sa discipline dans la formation (et donc dans les compétences du candidat). Il vise également le recrutement de personnes mobilisables pour la formation initiale et continue, c'est-à-dire qu’il s’assure que le candidat est prêt à rejoindre une école de formation.
Le maître formateur, en tant que praticien, défend souvent son collègue. Mais, en même temps, il s’assure que le projet du candidat est réellement de devenir maître formateur en poste. Comme les formateurs de l’IUFM, les maîtres formateurs souhaitent que les nouveaux lauréats rejoignent un poste dans une école de formation, non seulement pour renforcer les ressources formatives des écoles de formation, mais aussi pour éviter que des titulaires du CAFIPEMF attendent "tranquillement" dans leur poste d’être recrutés comme conseiller pédagogique. Les maîtres formateurs en poste constituent un groupe professionnel qui tente de préserver son exclusivité dans le recrutement des conseillers pédagogiques et s’efforce d’imposer la légitimité de cette "chasse gardée". De ce point de vue, les recrutements directs de conseillers pédagogiques organisés en sous-main par certains inspecteurs court-circuitent le groupe des maîtres formateurs en poste et restreignent ses débouchés.
Le déroulement du CAFIPEMF est conforme à la structure –classique dans la fonction publique– d’un concours de recrutement comportant une première série d’épreuves d’admissibilité suivie d’épreuves d’admission réservée aux "admissibles". Mais il se caractérise par un isomorphisme entre les épreuves sur lesquelles se fondent l’évaluation des candidats et les spécificités des fonctions de maître formateur. Car, pour un maître formateur en poste, « la plupart des rôles qu'il aura à prendre en charge en tant que formateur ne s'inscrivent pas dans la continuité de ceux qu'il pratique en tant qu'enseignant. Entre les deux, il y a plus de rupture que de continuité. » comme le fait remarquer Patrice Pelpel à propos des « formateurs de terrain » dans leur ensemble ( 152 ).
Il ne s’agit pas de recruter des enseignants modèles, mais des formateurs associés, comme l’indique bien le passage du terme de “maître d’application” (utilisé jusqu’en 1973) à celui de “maître formateur”. Et si l’admissibilité comporte une épreuve pratique dans la classe, l’attendu n’est pas une "leçon modèle" : le candidat doit non seulement (bien) faire la classe, mais il doit surtout se montrer capable de prendre du recul, d’analyser sa propre pratique, de la situer parmi d’autres et de la relier à des référents théoriques. De la même manière, le mémoire professionnel doit être l’occasion d’expliciter et de problématiser des pratiques. Enfin, les épreuves d’admission prennent la forme d’une analyse de séquence menée par un débutant ou de la conduite d’une action de formation professionnelle initiale ou continue (c'est-à-dire réaliser devant le jury une des activités spécifiques d’un maître formateur ou d’un conseiller pédagogique). Comme tout concours, le CAFIPEMF établit une rupture et une différence de nature « entre le dernier des reçus et le premier des collés » comme l’indique Pierre Bourdieu.
En ce qui concerne plus spécifiquement la formation professionnelle des enseignants, Patrice Pelpel relève trois séries de conséquences du mode de recrutement des maîtres formateurs :
‘« Tout d'abord, se présenter à un concours suppose une motivation, un intérêt, et celui qui s'y présente est d'une certaine manière volontaire pour occuper le poste correspondant : il fait acte de candidature. On peut naturellement s'interroger sur les raisons qui peuvent pousser un instituteur ou un professeur d'école à y postuler […] Par contre, être désigné, ou choisi, s'inscrit dans une autre logique. D'abord celle qui fait référence aux critères de choix ou de désignation. Mais aussi celle qui correspond à la manière dont chacun va vivre cette désignation ou ce "choix". Ensuite, ne prennent effectivement en charge la fonction que ceux qui ont réussi les épreuves du concours : à supposer qu'elles soient pertinentes […] ce succès donne au moins une forme de qualification. Enfin, si la réussite au concours attribue aux lauréats un statut durable, dans tous les autres cas, il ne s'agit que d'une fonction précaire, remise en cause d'une année sur l'autre en fonction des nécessités du service ou de la volonté du prince. Notons au passage que l'un et l'autre système ont des avantages et des inconvénients : pour le premier, il est sans doute avantageux de disposer d'un corps de formateurs stable et relativement homogène, susceptible de s'impliquer sur le long terme dans la formation. Par contre, c'est un système relativement clos et dont la stabilité peut aussi déboucher sur une certaine forme de rigidité. » (PELPEL op. cit. pp. 22-23, souligné par l’auteur)’On comprend en quoi ce type de recrutement –par un concours largement inspiré de fonctions spécifiques– peut affermir la reconnaissance externe et la cohésion interne du groupe professionnel des maîtres formateurs. Et la question d’une identité professionnelle spécifique peut être posée :
‘« En réalité, ce qui est en question ici, c'est bien la professionnalité des formateurs de terrain : est-ce que ce sont des enseignants comme les autres à qui l'on confie des tâches de formation ? Ou est-ce que ce sont des formateurs qui ont gardé un pied dans l'enseignement ? Et, dans un cas comme dans l'autre, comment faut-il articuler les deux aspects de leur fonction ? Si double compétence il y a, la seconde est-elle la prolongation de la première ou une compétence nouvelle qu'il est nécessaire d'acquérir ? » (PELPEL op. cit. p. 23)’La dernière question de cet extrait indique bien l’enjeu des écarts que nous avons signalés entre la formation interne et l’AIS à partir des schémas indiquant les distances (en termes de fonctions/de conditions d’accès) de ces deux domaines. Car, si l’analyse du recrutement des maîtres formateurs (et indirectement de leurs fonctions professionnelles spécifiques) établit clairement des éléments de rupture avec la position standard, l’absence de toute formation qualifiante relativise leur démarcation institutionnelle. Ce déficit de reconnaissance officielle peut sans doute s’expliquer par une confusion des compétences, puisque « quelle que soit la fonction prise en charge, elle n'est conditionnée par aucune formation spécifique, comme si le fait d'enseigner était constitutif de la compétence permettant d'aider les autres à le faire. » (PELPEL op. cit. p. 55).
Après avoir examiné les modalités d’accès au domaine de la formation interne depuis la position standard, il convient de nous intéresser à présent à l’ensemble des positions professionnelles relevant de la formation interne. Car, dans notre approche, l’objectif n’est pas de considérer intrinsèquement les postes de maître formateur, mais plutôt de les analyser comme la première étape de parcours professionnels de mobilité plus développés. Les conditions d’accès au domaine de la formation interne devaient toutefois être prises en compte, car elles conditionnent en partie les processus de distinction qui sont à l’œuvre sur toute l’étendue des parcours professionnels. Nous avons pu en particulier relever plusieurs éléments correspondant à l’émergence d’une identité professionnelle spécifique et fonctionnant comme des motifs et des moteurs de mobilité professionnelle.
MEN, 1995, Note de service n° 95-268 du 5 décembre 1995 : Les maîtres formateurs et les maîtres d'accueil temporaire
BEN-AYED C. & BROCCOLICHI S. & QUINSON F., 2004, « Variations du travail collectif selon les contextes d’école. Difficultés locales, instabilité des équipes et rôle de l'institution » in MARCEL J.F. (dir) Les pratiques professionnelles de l’enseignant. Éléments pour un cadre d’analyse, L’Harmattan à paraître
PELPEL Patrice, 2003, Accueillir accompagner former des enseignants, Chronique Sociale (page 56)