III.1. Spécial, spécialisé ou spécialiste ?

Nous avons vu dans la section précédente que la formation interne constitue en quelque sorte la "pointe avancée des pédagos", c'est-à-dire la fraction du groupe professionnel instituée (voire auto–instituée) pour "dire le vrai" du métier, en définissant les pratiques professionnelles légitimes et les critères de l’excellence pédagogique. Par opposition, l’AIS correspond à une redéfinition partielle de la légitimité du groupe professionnel et de l’orthodoxie des pratiques enseignantes. Cela se traduit par un changement des pratiques et des “rhétoriques professionnelles” ( 170 ) : en passant du métier global au secteur spécialisé, on passe de l’élève à l’enfant, d’enseigner (voire "tenir" sa classe) à prendre en charge un petit groupe (voire un seul enfant), d’instruire à éduquer (voire ré–éduquer et protéger).

Dans l’AIS, l’excellence professionnelle est d’abord celle du spécialiste prenant en charge les cas lourds, les cas difficiles, complexes à gérer et qui résistent à la pratique ordinaire du métier. Et l’on peut voir une certaine analogie avec le secteur médical où le spécialiste prend le relais du généraliste uniquement pour les "cas sérieux". Il s’agit de prendre en charge les élèves en difficulté, c'est-à-dire de se consacrer (au sens fort du terme, avec oblation et expertise) aux « élèves qui en ont le plus besoin », dans une logique qui n’est pas sans rappeler le mot d’ordre initial des ZEP invitant à « donner plus à ceux qui ont le moins » (sans préciser forcément la nature de ce que les élèves concernés ont « le moins » ni ce que l’on va leur donner « plus »). La représentation de l’excellence professionnelle se situe dans la capacité à faire face aux cas lourds et à offrir une seconde chance aux élèves en difficulté.

La remédiation destinée aux élèves en difficulté peut dériver vers la réparation en faveur des enfants mis en difficulté par l’école (comme on le voyait assez clairement dans l’ancienne dénomination du maître de soutien, longtemps dénommé "ré–éducateur"). Cette figure de l’enfant victime de l’institution scolaire est courante dans le monde des éducateurs ou du travail social, et va souvent de pair avec une assimilation de l’échec scolaire à un échec de l’école ( 171 ). Ce deuxième niveau de rupture avec l’école ordinaire constitue donc une convergence avec les "frères ennemis" des enseignants que sont souvent les travailleurs sociaux.

Enfin, les ayants droit de l’AIS sont non seulement des élèves en difficulté auxquels l’école ordinaire ne sait pas s’adapter et qu’elle met parfois en difficulté, mais aussi des élèves difficiles dont les maîtres non spécialisés tentent de se débarrasser plus ou moins honteusement. Au plan symbolique, on peut donc relever une segmentation professionnelle forte dans la critique à peine voilée du noyau central du métier et la mise en cause implicite des maîtres "ordinaires", qui, en retour, voient parfois d’un mauvais œil les "spécialistes" :

‘« la psychologisation des troubles scolaires est une manière, pour le maître, d'éviter une mise en cause personnelle insupportable. […] Tous les problèmes scolaires ne sont pas "psychologisables" en principe, mais ceux que l'on rencontre le sont toujours. […] Parfois, le diagnostic doit établir la réalité d'un handicap. “J'avais besoin qu'on me rassure et qu'on me dise : effectivement il lui manque une case.” Le recours aux psychologues est souvent ambivalent. Quelles qu'en soient les raisons, la relation est susceptible de traduire un désarroi. “Quand on demande à un psychologue de prendre un gamin, on lui demande de faire ce qu'on n'a pas le temps de faire. Parce qu'il n'est pas possible, pour nous, de s'investir sur un gamin tout en continuant à s'occuper des autres.” D'autres fois, l'aveu est plus net. “Ça nous débarrasse d'un enfant qui est particulièrement pénible et une heure avec le rééducateur c'est bien, on ne l'a pas pendant ce temps-là, ça fait toujours ça de pris.” Si les psychologues scolaires sont la mauvaise conscience des instituteurs, ceux-ci peuvent les enfermer dans la mauvaise foi. “À propos de se débarrasser, on a aussi parfois l'impression, face à certains psychologues ou rééducateurs, qu'il y avait des gens qui étaient psychologues ou rééducateurs de façon à pouvoir se débarrasser des gamins, échapper et fuir la classe.” Cette critique vise tous ceux qui ont «échappé» au métier. » ( 172 )’

Dans ces interactions sociales usant de « la mauvaise conscience » et de « la mauvaise foi », l’(auto) attribution d’exclusivités professionnelles à un sous–groupe professionnel s’oppose à la défense de l’unité et des prérogatives du métier de base.

Après ces premiers éléments de la segmentation symbolique de l'institutorat pour la prise en charge des élèves en difficulté (voire difficiles), passons à présent à sa segmentation organisationnelle et fonctionnelle, c'est-à-dire aux filières professionnelles instaurées pour organiser cette prise en charge. Le schéma suivant indique les différentes positions professionnelles de l’AIS accessibles depuis la position standard :

Figure 23 : Les voies d’accès à l’enseignement spécialisé
Figure 23 : Les voies d’accès à l’enseignement spécialisé

Lecture : les conditions d’accès sont placées dans des rectangles, les positions professionnelles comportant des possibilités d’évolution sont placées dans des ellipses, les positions "terminales" sont placées dans des cercles, les lieux d’exercice sont figurés par des rectangles en pointillés.
Note : Le présent schéma propose une représentation simplifiée dans laquelle ne figurent ni les différentes options du CAPAIS ni les milieux hospitalier et carcéral.
Sigles: CAPSAIS (certificat d’aptitude aux actions pédagogiques spécialisées d’adaptation et d’intégration scolaires) CLIS (classe d’intégration scolaire) IME (institut médico–éducatif) EREA (école régionale d’enseignement adapté) SEGPA (section d’enseignement général et professionnel adapté) RASED (réseau d’aide spécialisée aux élèves en difficulté)

Contrairement à ce qui se passe pour la formation interne, les conditions d’accès aux positions professionnelles relevant de l’AIS correspondent à une formation qualifiante spécifique organisée en amont d’un diplôme professionnel. Toutefois, on peut constater sur le terrain que ce schéma de principe a du mal à s’appliquer et que de nombreux postes de l’AIS sont attribués à un “faisant–fonction”, parfois débutant frais émoulu de l’IUFM et en tout cas pas toujours volontaire pour occuper ce type de fonction.

L’accès à un poste relevant de l’AIS correspond à l’entrée dans un « métier aux multiples facettes » ( 173 ) comme on le voit d’abord dans les sept options du CAPSAIS :

  • enseignement aux enfants et adolescents handicapés auditifs (option A)
  • enseignement aux enfants et adolescents handicapés visuels (option B)
  • enseignement aux enfants et adolescents malades somatiques, déficients physiques, handicapés moteurs (option C)
  • enseignement aux enfants et adolescents présentant des troubles importants à dominante psychologique (option D)
  • enseignement et aide pédagogique auprès des enfants en difficulté (option E)
  • enseignement et aide pédagogique auprès des adolescents en difficulté (option F)
  • chargés de rééducation (option G)

Au-delà de la diversité des champs de spécialisation, on peut noter que les publics visés sont désignés par les termes "enfants" ou "adolescents", sans aucune référence au terme "élève". Les missions assignées à l’AIS délimitent trois types d’intervention, selon un objectif commun :

‘« C’est dans le cadre d’une politique globale d’égalisation des chances que l’école doit :
• organiser une prévention des handicaps et des difficultés scolaires,
• aider les élèves en difficulté dans leur adaptation aux exigences scolaires de l’école,
• favoriser la scolarisation des enfants et adolescents handicapés ou souffrant de maladies chroniques, soit par une intégration scolaire individuelle ou collective, soit par une éducation spéciale dispensée dans le cadre d’un établissement spécialisé. » (MEN, 1995, op. cit.)’

La diversité des conditions d’exercice professionnel des enseignants spécialisés se traduit également dans les lieux d’exercice représentés en bas du schéma précédent (auxquels il convient d’ajouter les milieux hospitalier et carcéral) qui correspondent à des cadres organisationnels et institutionnels hétérogènes et relèvent soit de l’Éducation nationale (premier et second degré), soit du ministère de la Justice, soit des collectivités territoriales, voire des structures associatives. On peut ainsi définir six domaines de pratiques professionnelles nettement différenciés au sein de l’enseignement spécialisé :

  • Premièrement, les postes d’enseignant en CLIS (classes d’intégration scolaire, les anciennes classes de perfectionnement) sont largement assimilables à la position standard. Malgré le public scolaire particulier et une forte logique de remédiation, ces postes correspondent à une classe à l’année située dans une école élémentaire.
  • Deuxièmement, les psychologues et les maîtres de soutien (ou maîtres E, du nom de l’option du CAPSAIS, anciennement les rééducateurs) interviennent dans le cadre des RASED (réseau d’aide spécialisée aux élèves en difficulté) qui correspondent à une circonscription d’inspection ou à une zone plus réduite. Cela correspond non à une école (ni a fortiori à une classe) mais à une zone d’intervention dans laquelle les maîtres de soutien sont chargés de la remédiation avec des élèves seuls ou des petits groupes, tandis que les psychologues établissent des diagnostics et des propositions d’orientation. Il s’agit donc d’aller d’école en école pour des interventions ponctuelles auprès de certains élèves (et des parents d’élèves pour les psychologues). On peut y voir la transposition au sein de l’Éducation nationale des pratiques professionnelles de professions libérales comme les orthophonistes ou les psychologues libéraux. En tout cas, même si le contact avec les écoles et les élèves est maintenu, on est loin des pratiques professionnelles habituelles de la position standard.
  • Troisièmement, les postes en établissements spécialisés (IME, institut médico–éducatif, EREA, école régionale d’éducation adaptée) constituent une rupture importante avec la position standard, puisqu’ils correspondent à des fonctions d’enseignement adapté, d’animation ou d’éducation (comme les postes d’animateur d’internat accessibles aux enseignants du premier degré).
  • Quatrièmement, les postes d’enseignant en SEGPA (section d’enseignement général et professionnel adapté) sont implantés en collège, dans des logiques d’enseignement hybrides du primaire et du secondaire. Là aussi, on peut noter une forte rupture avec le monde de l’école primaire due aux effets de contexte fortement marqué par les logiques institutionnelles de l’enseignement secondaire ainsi que par l’âge des élèves.
  • Cinquièmement, les postes en milieu hospitalier correspondent soit à la scolarisation temporaire des enfants hospitalisés dans un hôpital général soit à l’intervention auprès d’enfants et d’adolescents « présentant des troubles importants à dominante psychologique ». Dans le premier cas, il s’agit d’organiser une scolarité au plus près d’une classe primaire pour des enfants « malades somatiques » intégrés temporairement dans un hôpital général, c'est-à-dire un cadre institutionnel fort distant à tous points de vue de l’école primaire. Dans le second cas, on retrouve la logique de l’enseignement adapté des IME ou EREA.
  • Sixièmement, les postes en milieu carcéral correspondent à des interventions très spécifiques dans cette seconde forme de « l’institution totale » que constitue la prison et au bénéfice d’un public très hétérogène (tant en termes d’âge que de niveau scolaire ou de finalités).

Notons que cette typologie des domaines d’exercice spécialisé prend en compte seulement les positions professionnelles directement accessibles depuis la position standard et que nous proposons de nommer les débouchés "de premier rang". Les évolutions professionnelles "de second rang" –c'est-à-dire accessibles après un passage dans une des positions que nous venons de lister– viennent allonger cette liste des “multiples facettes du métier”, comme nous le verrons dans une prochaine sous–section.

D’autre part, on constate que certains domaines correspondent à un grand nombre de postes mais restent proches des conditions d’exercice de la position standard (comme les classes d’intégration). D’autres domaines à l’inverse correspondent à des conditions d’exercice renouvelées et à des pratiques professionnelles très spécifiques, mais concernent seulement quelques centaines de personnes (comme les postes en milieu carcéral).

On voit donc que, pour ces domaines, il n’existe pas de véritables possibilités de se constituer en groupe professionnel cohérent et relativement autonome par rapport au métier de base. En revanche, dans le cas des psychologues scolaires, les deux conditions d’autonomisation relative sont remplies, car leur effectif est conséquent et leurs attributions professionnelles sont nettement différenciées. C’est pourquoi ce domaine sera le seul que nous allons détailler dans ce qui suit.

Notes
170.

 DAMIEN Robert & TRIPIER Pierre, 1994, « Rhétoriques professionnelles » in DUBAR Claude & LUCAS Yvette (éds), 1994, Genèse et dynamique des groupes professionnels, Presses universitaires de Lille

171.

 Cette critique de l’école peut prendre des formes radicales de dénonciation anti-institutionnelle de « l’école caserne » voire prôner « une société sans école » (ILLICH Ivan, 1971, Une société sans école, Seuil – OURY Fernand & PAIN Jacques, 1972, Chronique de l'école-caserne, Maspero).

172.

 DUBET François & MARTUCCELI Danilo, 1996, À l'école. Sociologie de l'expérience scolaire, seuil, pp 136-137

173.

 MEN, 1995, « Enseignant spécialisé : un métier aux multiples facettes », Bulletin officiel N°35 du 28 septembre 1995 page 2746 et sv.