IV.1. Les postes de réadaptation

Les postes de réadaptation constituent le dispositif institutionnel mis en place progressivement par l'Éducation nationale pour proposer une solution temporaire aux enseignants se trouvant dans l’incapacité d’enseigner. Ce dispositif a été officialisé dans les années 1970 pour harmoniser les solutions administratives proposées aux “maîtres anciens malades” ( 185 ). En 1997-1998, il représentait 984 postes budgétaires. Les emplois de réadaptation concernent soit des postes administratifs, soit des postes pédagogiques ou d'action socio-éducative, soit des postes mixtes comprenant une part de travail pédagogique et des tâches administratives. Les décisions de nomination sur un emploi de réadaptation sont prises à la demande de l’intéressé, après avis d’une commission médicale et consultation de la commission paritaire départementale.

Il s'agit en principe d'une affectation à titre provisoire pour une durée d’une année scolaire renouvelable mais limitée à trois années. En fin de période de réadaptation, le bénéficiaire doit choisir entre une des quatre options suivantes : soit reprendre son activité initiale, soit être mis en retraite pour invalidité, soit obtenir une affectation définitive sur un poste de réemploi au CNED (centre national d’enseignement à distance), soit se réorienter vers une nouvelle position professionnelle (non-enseignant de l'Éducation nationale ou fonction publique ou autre secteur) ( 186 ). On voit donc que les postes de réadaptation constituent un cas particulier de recrutement "hors mouvement" réservé aux personnes “inaptes à enseigner” que les textes officiels désignent comme “handicapés par une maladie ou un accident”. Avec ce dispositif, on sort du cadre des mobilités professionnelles volontaires que nous avons étudiées jusqu’à présent, puisque cela correspond à des mobilités imposées par l’impossibilité de continuer à assumer ses fonctions.

Cette mobilité contrainte par inaptitude professionnelle peut être provoquée par un accident ou une maladie ayant entraîné un problème somatique incompatible avec l’enseignement comme une réduction de la mobilité physique, et surtout les problèmes de voix ou d’audition qui sont liés à la nature même du travail enseignant. Mais chacun pense naturellement aux problèmes psychologiques, voire de santé mentale et au fameux “burn-out” atteignant "les profs qui craquent" qui apparaissent comme un trait évident de la condition enseignante. Les textes officiels semblent user d’euphémismes en parlant de la “réadaptation des maîtres anciens malades”, d’ailleurs, un texte officiel plus récent fait référence aux “personnes fragilisées ou atteintes de troubles psychiques” ( 187 ). Parmi les évidences sociales portant sur l’enseignement, on souligne de longue date non seulement son caractère pathogène, mais aussi son pouvoir d’attraction sur un certain type de personnalités :

‘« …nous remarquons la très grande tolérance dont fait preuve l’enseignement vis-à-vis des personnes dont la santé mentale est fragile au moment de l’engagement professionnel ; ensuite, nous constatons l’appétence pour l’enseignement des personnes ayant des difficultés psychiques. Le métier est perçu par ces dernières comme sécurisant, facile et dans la ligne de leur immaturité affective. […] On sait que la névrose survient lorsque les exigences du milieu dépassent les capacités d'adaptation du sujet, c'est-à-dire lorsque les relations avec le milieu deviennent insatisfaisantes et insécurisantes. Mais ces inadaptations apparaissent d'autant plus facilement que les structures mentales de l'individu sont, d'une part, peu différenciées et rigides et que le milieu est complexe et changeant, d'autre part. Les conditions d'exercice de la profession, contrairement à ce que souvent les enseignants imaginent au départ, sont difficiles, quelquefois pénibles et nous l'avons vu, nombreux sont ceux dont les troubles apparaissent ou s'aggravent au cours de leur carrière. » ( 188 )’

D’ailleurs, pour caractériser la situation professionnelle des enseignants, on se réfère presque rituellement à la formule de Freud selon laquelle « en matière d’éducation, de quelque façon que l’on s’y prenne, on s’y prend mal » et à sa définition des « trois métiers impossibles » : « il semble presque qu’analyser soit le troisième de ces métiers impossibles dans lesquels on peut d’emblée être sûr d’échouer. Les deux autres, connus depuis beaucoup plus longtemps, sont éduquer et gouverner. » ( 189 ). Pourtant, malgré le caractère "évident" de telles affirmations sur les menaces pesant sur les enseignants et leur santé mentale, les statistiques montrent que seulement un pour cent des enseignants sont en congé longue durée ou longue maladie, ce qui reste très proche de la moyenne nationale, toutes professions confondues :

‘« D'aucuns diront que la situation des enseignants doit être aujourd'hui encore plus difficile qu'auparavant puisque le ministère s'autorise à en parler. Les mêmes diront que le nombre d'enseignants en difficulté de santé doit être en augmentation. Rien, vous le savez, ne le laisse penser. On évalue à environ 8 500, soit 1% de l'ensemble des enseignants en exercice, le nombre d'instituteurs et de professeurs en congé de longue maladie ou de longue durée, ou encore en réadaptation. Ce pourcentage situe les enseignants tout à fait dans la moyenne parmi les autres catégories socioprofessionnelles et il ne semble pas que ces personnels soient plus sujets à la maladie que l'ensemble de la population. » ( 190 )’

De plus, rien ne permet d’affirmer que les enseignants sont plus sujets à des pathologies mentales que le reste de la population, puisqu’une enquête menée à grande échelle par la mutuelle générale de l'Éducation nationale montre que “le taux de consommation de soins psychiatriques” chez les enseignants ne correspond pas à une surconsommation :

‘« Sur ce point, nous pouvons être assez formels : il n'y a pas davantage de troubles mentaux chez les enseignants adhérents de la Mutuelle générale de l'Éducation nationale, que chez les non-enseignants. […] par rapport à des études étrangères qui recherchent les taux de prévalence des troubles de la santé mentale dans la population générale, les mutualistes ne présentaient nullement un taux pathologique plus élevé. Pour vous donner un exemple, nous avons pendant trois mois recherché dans quatre départements français –soit environ 150 000 adhérents de la MGEN– quel était le taux de consommation de soins psychiatriques. […] le taux est de 2,6 %, ce qui, par rapport aux études étrangères, montre qu'il n'y a pas de surconsommation, alors même que l'offre de soins est d'accès facile. » ( 191 )’

Paradoxalement, les rumeurs sur le nombre effarant d’enseignants souffrant de problèmes de santé mentale proviennent non pas tellement d’acteurs extérieurs mal attentionnés mais plutôt du groupe professionnel lui-même. Nous avons pu relever, durant notre enquête empirique, de nombreuses allusions aux congés de longue durée et aux postes de réadaptation, censés représenter une part importante des départs d’instituteurs en lien direct avec le phénomène de “burn-out”. Et l’on peut noter que ce taux de mobilité professionnelle contrainte par les problèmes de santé mentale constitue un enjeu collectif pour le groupe professionnel dans son ensemble :

‘« Ce qui caractérise le rapport de la profession enseignante à ce que l'on peut appeler "les troubles de la santé mentale", c'est d'abord que la profession en parle. […] la profession revendique d'une certaine manière ces troubles comme un trait identitaire ; en d'autres termes, pour aller vite, au risque de caricaturer, une sorte de consensus sur le fait que cette profession “rend fou”. À travers cette revendication, les enseignants laissent souvent apparaître que l'école est en crise et que cette crise aboutit souvent à une crise individuelle […] on se trouve devant une indéfinition croissante de ce à quoi l'on sert, ce que l'on est et ce à quoi l'on peut se référer en termes de valeurs et d'identité collectives. Cela se traduit par un discours extrêmement pessimiste et contribue, d'une certaine manière, à constituer la crise individuelle comme un trait de la revendication identitaire dans la profession. » ( 192 )’

On peut d’ailleurs remarquer que plus de la moitié des demandes de postes de réadaptation sont satisfaites, malgré un effectif réduit à quelques unités par département ( 193 ). De surcroît, le taux de maintien en situation de réadaptation baisse au fil des années, ce qui semble indiquer que l'Éducation nationale améliore sa gestion des réorientations professionnelles contraintes :

‘« De plus en plus, en effet, les académies tentent de redonner à la réadaptation son véritable sens de période de transition dynamique et active au terme de laquelle la personne est en mesure de s’adapter à un métier, que ce soit le métier d’enseignant qu’elle retrouve mieux armée après un accident de parcours, ou que ce soit un nouveau métier. » ( 194 )’

Chaque année, près du tiers des personnes concernées quittent le système de la réadaptation pour une autre position professionnelle. Les données ministérielles classent les sorties de réadaptation en trois rubriques :

  • 50% de “réinsertions positives”

(dont retour en classe : 19% – remploi au CNED : 35% – reclassement dans la fonction publique ou de reconversion hors fonction publique : 46%)

  • 30% de “sorties négatives”

(retour en congé longue durée, disponibilité d’office ou retraite pour invalidité)

  • 20% classées dans les “autres sorties

(retraite normale, décès, disponibilité demandée, congé de formation ou de mobilité ou parental)

Notes
185.

 MEN, 1970, « Réadaptation des maîtres anciens malades », Circulaire N°70-213 du 4 mai 1970 modifiée par la circulaire N°73-206 du 24 avril 1973

186.

 On peut remarquer que les documents émanant du ministère ne stipulent que les trois premières possibilités…

187.

 MJENR, 2003, « Accord-cadre entre le MJENR et la MGEN », B.O.E.N. N°35 septembre 2003

188.

 AMIEL-LEBIGRE F. & PICHOT Pierre, 1978, « Psychopathologie de la fonction enseignante » in DEBESSE M. & MIALARET G., 1978, Traité des sciences pédagogiques, PUF, tome 7 page 159

189.

 FREUD Sigmund, 1985, « L’analyse avec fin et l’analyse sans fin » in Résultats, idées, problèmes, tome 2, PUF page 263 (première édition 1937)

190.

 Jean HEBRARD in CNDP, 1992, La santé des enseignants : parcours individuel ou collectif ?, Actes du colloque organisé par le ministère de l'Éducation nationale et de la Culture les 9 et 10 avril 1992 - La Sorbonne, CNDP (centre national de documentation pédagogique) page 8

191.

 Pierre Chanoit, directeur pendant 25 ans de l’institut Marcel Rivière (établissement de la MGEN où les personnels mutualistes sont soignés pour des troubles de santé mentale) in CNDP, 1992, La santé des enseignants : parcours individuel ou collectif ?, CNDP page 61

192.

 Pierre Valarié in CNDP, 1992, La santé des enseignants : parcours individuel ou collectif ?, CNDP page 59

193.

 57% en 1991-1992 pour l’ensemble des demandes, soit 36% des demandes de première affectation et 85% des demandes de maintien (source : CNDP, 1992, La santé des enseignants : parcours individuel ou collectif ?, CNDP, pp 175-191

194.

 TOCABEN Anne, 1993, « La réadaptation des enseignants : bilan et évaluation », Éducation et formations N°34, pp 55-58