IV.3. Les "postes à profil" et "postes œuvres"

Cette dernière forme de mobilité fonctionnelle renvoie aux positions professionnelles spécifiques assumant les fonctions périphériques du "cœur de métier" que comporte toute profession, c'est-à-dire, selon la terminologie de l’ANPE les “activités connexes” d’un emploi/métier. Dans le cas de l'institutorat, cela concerne des fonctions de gestion administrative, d’animation pédagogique, de coordination ou de régulation qui ne sont pas prises en charge par un corps statutaire ou un sous-groupe professionnel institué. Les "postes à profil" correspondent complètement à cette définition générale puisqu’ils se situent au sein de l'Éducation nationale, dans toutes les structures administratives : ministère, rectorats, inspections académiques, IUFM, CDDP, REP ( 198 ). Les "postes œuvres", quant à eux, sont plus spécifiques et constituent un héritage de l’histoire de l'institutorat puisqu’ils sont implantés dans des “associations complémentaires de l’École publique”, c'est-à-dire des organismes légalement indépendants de l'Éducation nationale mais entretenant avec elle des liens organiques.

Le mode de recrutement est un élément de convergence car tous ces postes de travail –qu’ils soient situés au sein de l’école ou à sa périphérie– sont accessibles "hors mouvement", c'est-à-dire de manière dérogatoire au regard des normes du groupe professionnel d’origine. La procédure normale de nomination des enseignants du premier degré se fait sous le contrôle des représentants du personnel en commission paritaire départementale et en suivant scrupuleusement le barème qui tient compte de l’ancienneté et du "mérite", c'est-à-dire de la notation professionnelle effectuée par les IEN. Les postes qui nous occupent échappent à ce fonctionnement statutaire et sont attribués selon des critères liés au "profil du poste", c'est-à-dire fondés sur une définition fonctionnelle relevant d’un "référentiel de métier" plus moins explicite. Ce mode de recrutement tenant compte de la nature réelle des tâches professionnelles pourrait sembler "rationnel" et aller de soi dans une organisation de travail fondée sur la rationalité bureaucratique comme l'Éducation nationale. Il a cependant suscité depuis toujours une forte opposition de l'institutorat en général et des syndicats en particulier qui restent des défenseurs souvent inconditionnels de l’égalité formelle entre instituteurs. Les débouchés de ce domaine sont donc souvent liés à une suspicion de favoritisme, d’arbitraire et de cooptation de la part du groupe professionnel d’origine qui y voit surtout le renforcement objectif du pouvoir de la hiérarchie. On peut noter que les "postes œuvres" (c'est-à-dire situés dans les associations complémentaires de l’école, les syndicats ou les mutuelles) correspondent à un recrutement effectué en interne par l’organisme d’accueil. Dans ce cas, les critères de choix appartiennent à l’organisme d’accueil et le recrutement échappe non seulement aux pairs du candidat (par le droit de regard des délégués du personnel), mais aussi à ses supérieurs hiérarchiques (par le contrôle institutionnel exercé par les structures administratives). D’ailleurs, l’implantation des "postes œuvres" dans des structures administrativement indépendantes de l'Éducation nationale fait que l’ensemble de leur gestion échappe aux modes de contrôle et de pilotage s’appliquant à l’ensemble des enseignants du premier degré, y compris ceux qui occupent un "poste à profil".

Les pratiques professionnelles peuvent paraître hétérogènes selon les contextes d’exercice, elles comportent cependant de nombreux points communs dessinant une évolution globale de la situation professionnelle. Cette évolution commune est perçue subjectivement par les intéressés comme une amélioration car elle marque une rupture avec l’ordinaire du métier et une diversification des pratiques. L’autonomie professionnelle se trouve renforcée dans de nombreux domaines comme la marge d’initiative et le niveau de responsabilité, la latitude de pouvoir organiser son travail en termes d’horaires et de déplacements, le pilotage par objectifs sans contrôle rapproché des méthodes ou des moyens mis en œuvre… La "surface sociale" se trouve également élargie à travers le niveau d’intervention (qui passe de l’école à une zone plus large) et le réseau de connaissances et d’interactions sociales renforçant grandement le “capital social” des instituteurs mobiles.

Ces évolutions des pratiques professionnelles dans les "postes à profil" ou les "postes œuvres" modifient à la fois l’expérience et la perception des individus, comme nous l’avons vu à propos du parcours de Daniel pour qui le détachement dans une association a permis une “prise de responsabilités” ayant entraîné une “prise de conscience” (des potentialités de mobilité professionnelle). Une recherche portant sur les ZEP avait noté une évolution comparable dans le "poste à profil" que constitue la fonction de coordonnateur de REP :

‘« Les enseignants qui bénéficient d'une décharge ou d'un détachement à temps partiel ou complet pour assurer des tâches au sein de la Z.E.P. se voient, sans doute, libérés de certaines servitudes du métier […] Mais ils le payent d'un surcroît de travail […] Dans le même temps, ils y gagnent un surcroît de liberté, d'autonomie. Ils ne sont pas assignés à résidence dans les locaux de l'établissement ; il est admis, et même nécessaire, qu'ils en sortent. Mais cette mobilité les fait ressembler davantage à des travailleurs sociaux qu'à des enseignants […] Leur activité peut donc leur apparaître comme plus variée, plus créative, plus enrichissante par la diversité de contacts qu’elle autorise. S'ils restent enseignants, et se présentent comme tels, puisque c'est cette fonction qui les légitime, ils se construisent déjà une nouvelle identité, difficile à définir, ni vraiment administrateur, ni non plus animateur, mais en tout cas autre chose qu'enseignant, même s'ils restent encore, pour quelques heures hebdomadaires, chargés d'une classe. Ils acquièrent enfin une notabilité. La visibilité de leur action semble d'ailleurs faire partie des conditions de son efficacité […] En résumé, tout en changeant progressivement d'identité professionnelle, ils construisent, par l'accomplissement même de leurs fonctions, les conditions de leur sortie du métier d'enseignant. » ( 199 )’

On peut remarquer que cet accroissement des “marges de liberté de l’acteur” s’opère au sein d’un dispositif visant l’élargissement des marges de manœuvre de l’institution, puisque les ZEP (incluant la fonction de coordonnateur) constitue le parangon des dispositifs institutionnels devant permettre au système scolaire de s’adapter aux évolutions de son contexte.

En effet, les ZEP ont été mises en place « comme réponse aux inégalités sociales devant l’école » et en réaction au fait que, dans les années 1980 « avec l’épanouissement de la crise économique et sociale, c’est dans des zones géographiques entières, que le service public parvient de moins en moins bien à remplir ses missions. » ( 200 ). Le dispositif ayant pour objectif d’adapter l’école aux changements de son contexte en prenant en compte "le local" a fait émerger de nouvelles pratiques professionnelles qui sont en quelque sorte condensées dans la fonction de coordonnateur : « Les ZEP ont contribué à ébranler fortement les métiers, et en particulier le métier d’enseignant. La nécessité de faire face à des obstacles nouveaux […] la nécessité de faire front avec d’autres, enseignants ou "partenaires" extérieurs, ont suscité l’émergence de nouvelles compétences : didactiques, relationnelles, de négociation, d’élaboration de projets, etc. […] la politique ZEP a donné naissance à au moins un "nouveau métier", celui de coordonnateur de ZEP, qui ne connaissait aucun équivalent avant l’apparition des ZEP, et que leurs "titulaires" –mot impropre pour désigner des professionnels qui ont vocation à l’exercer de façon provisoire– ont dû inventer. » ( 201 ).

L’imprécision du "référentiel de métier" constitue une caractéristique commune à de nombreux postes hors mouvement et reste particulièrement saillante pour le poste de coordonnateur de ZEP : « Pour environ un tiers des IEN et des principaux [en charge des coordonnateurs], c’est d’abord un animateur pédagogique, pour 40% il est plutôt chargé de développer le partenariat et pour 15% il est perçu comme un gestionnaire. » ( 202 ). Cette émergence à la fois institutionnelle et subjective d’un métier que ses premiers titulaires doivent inventer en grande partie a été analysée par Francine Muel-Dreyfus à propos des instituteurs des années 1900 et des éducateurs des années 1968 ( 203 ).

On en trouve un autre exemple récent avec les enseignants des “dispositifs-relais” chargés de faire face aux menaces de dé–scolarisation qui pèsent sur les collégiens "décrocheurs".

Et finalement les "postes œuvres" peuvent être vus comme résultant d'une autre forme d’adaptation du système scolaire par "externalisation" de certains secteurs d’activités ou de missions particulières. Mais les postes implantés dans les associations et les mutuelles constituent surtout des survivances du passé de l’école et la rémanence de l’ancien rôle social très étendu de l'institutorat (dont la sphère d’influence outrepassait largement l’école primaire, de l’éducation populaire aux loisirs organisés). Parmi les particularités sociohistoriques de l’institutorat, bien des études ont en effet souligné d’une part la puissance et l’intégration du SNI (syndicat nationale des instituteurs) qui, en plus d’un rôle revendicatif classique, assumait des fonctions proches de celles des associations professionnelles et contrôlait un puissant réseau de mutuelles et d’autre part la prégnance des associations “complémentaires de l’École” qui étaient fortement imbriquées dans l’institution et assumaient en son nom certaines missions particulières ( 204 ).

Si l’on trace un bilan global des “postes œuvres” ou “à profil”, on peut en faire soit une présentation positive, relevant leurs effets vertueux, soit une analyse critique, pointant les dysfonctionnements et les effets incidents.

Au plan institutionnel, les postes spéciaux démentent l’image de rigidité souvent prêtée à l'Éducation nationale, puisqu’ils permettent de faire fonctionner le système, d’assouplir son fonctionnement et de maintenir son adaptabilité. Au plan individuel, ces postes permettent de "créer son poste", c'est-à-dire d’accéder à une position professionnelle définie sur son profil personnel de compétences (et d’appétences…), et de l’occuper souvent en dehors de tout contrôle hiérarchique contraignant, dans une situation habituellement réservée à un tout autre type de profession. En somme, ce type de postes présente le double avantage de permettre la réactivité du système tout en ouvrant aux individus une large palette d’évolutions professionnelles gratifiantes.

Cette présentation positive reprend des aspects indubitables, mais elle ne doit pas masquer les apports d’une analyse plus critique des fonctionnements institutionnels. On peut pointer pour les postes spéciaux le même type de dérives de fonctionnement que pour d’autres dispositions institutionnelles, comme les continuations d’études que nous avons présentées au chapitre précédent. L’imprécision des critères d’attribution se conjugue souvent paradoxalement avec la rigidité des structures une fois mises en place pour aboutir à des situations opaques et fort éloignées d’une gestion optimale des ressources humaines. Souvent, on a employé des instituteurs (recrutés et formés pour enseigner) "pour tout et n’importe quoi", dans des postes de travail sans rapport aucun avec leur formation et leur expérience professionnelles, en leur confiant des tâches administratives, voire de secrétariat. Recruter un bachelier (aujourd’hui un titulaire de licence), le former pendant deux ans à l’enseignement et l’employer pour gérer des planifications de salles à l’IUFM ou des adhésions et des assurances scolaires dans les associations, bref pour effectuer des tâches de secrétariat : dans un contexte d’entreprise, cela relèverait du harcèlement moral, de la "mise au placard" et finirait aux prud’hommes. En fait, les enseignants sont nommés sur ce type de postes administratifs à leur demande et cela permet, aux dires des répondants de notre enquête, de rompre avec la routine du métier, de travailler avec des adultes mais surtout d’échapper aux élèves et aux contraintes de la classe.

Pour ce type de postes, on peut noter un "effet cliquet" rigidifiant les postes et les recrutements. Au niveau des postes, on peut citer les postes de "surveillants" d’École normale ayant survécu (sous d’autres appellations et plusieurs avatars) à la suppression des classes secondaires et de l’internat obligatoire des écoles normales et même à la création des IUFM. Au niveau des nominations individuelles, on note qu’elles ne sont pratiquement jamais remises en cause et que, passé un certain délai, un retour en classe semble impossible (à toutes les parties concernées).

Notes
198.

 IUFM : institut universitaire de formation des maîtres, CDDP : centre départemental de documentation pédagogique, REP : réseau d’éducation prioritaire

199.

 GLASMAN D. & COLLONGES G., 1992, « Enseignants et travailleurs sociaux. Partenariat et identités professionnelles », Revue du CRE N°5

200.

 GLASMAN Dominique, 2002, Des ZEP aux REP. Pratiques et politiques, Sedrap université, page 12

201.

 GLASMAN Dominique op. cit. pp 70-71

202.

 GUILLAUME François-Régis, 1998, « Travailler en ZEP », Note d’information N°98-16 mai 1998, DPD-MEN (page 5)

203.

 MUEL-DREYFUS Francine, 1983, Le métier d’éducateur, Minuit

204.

 Sur les liens organiques entre syndicat(s), associations et institution cf. GEAY Bertrand, 1999, Profession : instituteurs. Mémoire politique et action syndicale, Seuil – ROBERT André D., 1995, Le syndicalisme des enseignants, La Documentation française – AUBERT V. & BERGOUGNOUX A. & MOURIAUX R. & MARTIN J.P., 1985, La forteresse enseignante, Fayard