Des dynamiques identitaires transversales

Que l’on s’intéresse aux psychologues scolaires, aux conseillers pédagogiques ou aux détachés (dans l’Éducation nationale ou une association), dans chaque cas, on peut penser que l’on se trouve à la frontière entre déroulement de carrière et reconversion professionnelle. En fait, on constate que cette démarcation n’est pas si nette, puisque de nombreux cheminements s’amorcent par une mobilité fonctionnelle et se poursuivent ensuite. Au-delà des positions professionnelles et de leurs particularités, il importe de s’attacher aux processus d’évolution professionnelle, et en particulier à deux caractéristiques importantes des parcours de mobilité : la réversibilité, qui marque les points de rupture, et les enchaînements entre les positions, qui marquent les évolutions (envisageables et/ou légitimes).

À ce titre, la mobilité fonctionnelle peut s’analyser comme les filières internes de l’institutorat, comportant des enchaînements de possibilités, l’irréversibilité de certaines étapes, et dans lesquelles s’engagent des stratégies individuelles pouvant entrer en conflit avec des évolutions légitimes (ou jugées comme telles par des systèmes de valeurs collectifs).

Les positions professionnelles que nous avons nommées des débouchés de second rang –car elles ne sont accessibles qu’à partir d’une première évolution depuis la position standard– sont considérées par le groupe habituel de recrutement comme leur domaine réservé, comme un pré carré que l’on défend contre les intrus. Car les filières de mobilité constituent des parcours de promotion, ou plutôt des processus de distinction, puisqu’ils engagent des profits symboliques et non une promotion hiérarchique au sens statutaire. Ces positions administrativement peu différenciées ne sont ni équivalentes ni également accessibles, et l’on voit émerger des “épreuves de grandeur” pour y accéder, des passages obligés, des enchaînements légitimes, des retours impossibles.

Dans la plupart des cas, la proximité organisationnelle va de pair avec une distance symbolique importante, puisque l’on note très peu de différences en termes de déroulement de carrière ou de salaire, et –dans le même temps– un renforcement du prestige, de la perception partagée, de la reconnaissance institutionnelle, ainsi qu’une amélioration substantielle de l’autonomie professionnelle, du réseau d’interactions sociales, du pouvoir de décision et des marges de liberté des "mobiles". On voit donc que la mobilité fonctionnelle consiste finalement à "faire carrière" dans l'institutorat et engage les trois acceptions du terme de carrière qui peut correspondre soit à la notion de carrière administrative (vue comme une suite de positions statutaires hiérarchisées), soit à un cheminement professionnel (entre des positions inégalement désirables), soit enfin aux phases de la vie professionnelle (définies à partir de la perception subjective), ainsi que les définissent Martine Kherroubi et Agnès van Zanten dans une étude des dynamiques professionnelles dans les établissements scolaires de banlieue :

‘« Si l'on conçoit la carrière comme une succession de positions pré–construites placées dans une hiérarchie de rémunération et de prestige, […] l'éventail des positions auxquelles les membres de la profession peuvent prétendre (chef d'établissement, inspecteur, formateur de formateurs...) est étroitement limité et entraîne le plus souvent la perte de contact avec les élèves et donc, de fait, un changement de profession. […] La notion de carrière peut néanmoins être prise dans un sens différent si l'on tient compte du fait que les membres des professions, en fonction de critères objectifs et subjectifs, définissent des positions inégalement désirables là où l'administration ou les groupements professionnels ne reconnaissent pas de hiérarchie officielle. […] Mais la carrière peut également être définie comme une succession de phases dans la vie professionnelle (Michael Huberman, La Vie des enseignants. Évolution et bilan d'une profession, Delachaux et Niestié, Lausanne, 1989). Cette perspective, qui est celle que nous adoptons principalement ici, conduit à étudier les changements dans la perception de leur position et de leur travail que mettent en avant les enseignants au fil de leur expérience professionnelle. Nous nous intéressons […] aux enseignants qui "font carrière" dans des établissements réputés "difficiles". L'objectif est d'analyser les résistances, les adaptations, les éventuelles recompositions identitaires, bref la socialisation secondaire des enseignants qui a lieu au sein de ces établissements et qui renforce la segmentation interne de ce groupe professionnel. » ( 205 )’

Bien que notre objet empirique soit fort distant des préoccupations de cette étude consacrée aux situations scolaires "difficiles", on peut remarquer que les processus de distinction et d’évolution professionnelle différenciée que nous avons retrouvés dans chaque domaine de la mobilité fonctionnelle correspondent assez bien à ce que les auteurs du texte désignent comme « la socialisation secondaire des enseignants […] qui renforce la segmentation interne de ce groupe professionnel ».

Et il convient à présent de compléter les indications que nous avions données à propos du secteur de l’enseignement spécialisé sur l’opposition entre spécialiste et spécialisé. On peut pour cela se référer aux travaux de Georges Friedmann sur la polyvalence définissant “l’omnipraticien” comme celui qui reçoit une formation polyvalente ou artisanale lui permettant de devenir un “all around man” et d’intégrer un groupe composé « des omnipraticiens attachés à l’unité de leur profession », comme les dentistes ou les chirurgiens ( 206 ). L’auteur oppose la figure du “spécialisé”, astreint à une tâche parcellaire pour laquelle la formation générale peut devenir une gêne (comme la découpe du jambon sur une chaîne de production), et celle du “spécialiste”, qui développe un renforcement de certaines compétences (comme le peintre en faux marbre ou le dentiste spécialiste des extractions) :

‘« La connaissance du métier de base est indispensable au peintre spécialiste pour acquérir sa spécialisation, de même qu’à un autre niveau professionnel, elle l’est au dentiste pour devenir un praticien consommé de l’extraction ou du plombage, au médecin pour s’établir comme cardiologue ou endocrinologiste. »’

On voit donc que la spécialisation ne s’oppose pas à la polyvalence, puisqu’il existe deux figures de l’expertise professionnelle : d’une part “l’omnipraticien” et d’autre part “le spécialiste” qui fonde son développement professionnel sur sa polyvalence primaire. On peut donner une illustration de la spécialisation fondée sur la polyvalence avec l’exemple du psychologue scolaire qui doit être replacé dans son groupe d’origine, marqué par la prégnance de la psychologie dans les rhétoriques professionnelles des enseignants du premier degré :

‘« Le recours au discours psychologique devient d'autant plus nécessaire qu'il permet à la fois d'expliquer les échecs, de rendre compte de la montée de l'enfance dans la classe, et de démontrer des compétences professionnelles nouvelles ( 207 ). […] L'expérience professionnelle des instituteurs est surplombée par une chape de discours psychologique. II importe moins ici de cerner la "validité" des propos énoncés que d'être sensible à la force des interprétations psychologiques qui forment aujourd'hui le véritable langage professionnel et la source de la légitimité. » ( 208 )’

Mais, si “l’omnipraticien” et “le spécialiste” partagent une culture commune issue d’une “formation polyvalente”, nous avons pu relever que dans les lieux de pouvoir que comporte toute profession (comme la formation ou la représentation interne et externe) se mettait en place un processus de segmentation interne du groupe professionnel qui conduit à la "professionnalisation" d’un sous groupe, prenant en charge un segment d’activité et gagnant en autonomie par le contrôle des conditions d’accès et des débouchés de second rang. Cette cohérence interne progressive passe non seulement par des pratiques professionnelles spécifiques, mais aussi par des “rhétoriques professionnelles”, c'est-à-dire un travail de redéfinition des fonctions spécifiques ayant recours à l’opposition entre “profane” et “sacré” pour affirmer (et affermir) la clôture du groupe professionnel :

‘« La sociologie a exploré, de longue date, la structure de l'idéologie professionnelle […] mais c'est Durkheim qui fournit un modèle presque parfait de l'architecture de cette argumentation. […] “une classification des choses que se représentent les hommes en deux classes, deux genres opposés, désignés généralement par […] les termes de profane et sacré.” ( 209 ) […] des résultats de recherches […] s'intéressant au passage d'un métier ou d'une profession, du Licence au Mandate (du moment où elle demande où se fabrique l'opportunité d'exercer une nouvelle tâche à celui où elle réclame le monopole de son exercice) ont pu démontrer le caractère général du modèle de Durkheim comme trame de l'argumentation professionnelle […]. En effet, l'étude de différents métiers et professions nous a confrontés à des constructions du monde organisées dans une rhétorique selon laquelle :’ ‘– cette profession est seule dépositaire de compétences techniques ;’ ‘– le maintien de cette compétence suppose que l'on ferme le marché du travail de la profession en la réservant aux seuls "vrais dépositaires" de la compétence et en évitant que la concurrence ne vienne troubler sa perpétuation ;’ ‘– seuls les détenteurs de cette compétence sont capables de juger du caractère vrai ou faux, bon ou mauvais, de celle-ci, ils sont aussi seuls à pouvoir déterminer le ou les chemins critiques, les voies initiatiques, permettant effectivement son acquisition. ( 210 )’

L’importance de ces “rhétoriques professionnelles” ne doit pas nous échapper et nous y reviendrons par la suite, pour ré-interroger la “question inconvenante” que peut représenter notre objet de recherche dans le monde social, telle que nous l’avons présentée dans l’introduction générale.

Notes
205.

 KHERROUBI Martine & van ZANTEN Agnès, 2002, « La coordination du travail : collégialité, division des rôles et encadrement », in van ZANTEN A. & GORSPIRON M.F. & KHERROUBI M. & ROBERT A. D., 2002, Quand l'école se mobilise. Les dynamiques professionnelles dans les établissements de banlieue, La Dispute, pp173–175 (souligné par nous)

206.

 FRIEDMANN Georges, 1964, Le travail en miettes, Gallimard chapitre 6 L’omnipraticien, le spécialiste et le spécialisé I) polyvalence et spécialisation

207.

 Les instituteurs sont au plus loin d'un phénomène de «déqualification» professionnelle comme a pu le signaler, pour les États-Unis, M. A. Apple, Teachers and Texts, Londres, Routledge & Kegan Paul, 1986, chap. II.

208.

 DUBET François & MARTUCCELI Danilo, 1996, À l'école. Sociologie de l'expérience scolaire, seuil, chapitre 4 Les maîtres d’école pp 136-137

209.

 DURKHEIM Emile, Les Formes élémentaires de la vie religieuse, Paris, Alcan, 1912, nombreuses rééd., PUF Citations d'après édition 1967

210.

 DAMIEN Robert & TRIPIER Pierre, 1994, « Rhétoriques professionnelles » in DUBAR Claude & LUCAS Yvette (éds), 1994, Genèse et dynamique des groupes professionnels, Presses universitaires de Lille