Des enjeux biographiques et collectifs

Finalement, en analysant la mobilité fonctionnelle (ou “mobilité de métier”) et ses filières internes, nous avons pu examiner plusieurs sous-groupes professionnels qui, dans un contexte particulier, œuvrent pour ne pas en rester à « l’opportunité d’exercer une nouvelle tâche » et passer au « monopole de son exercice » (« du Licence au Mandate »). Cela correspond aux processus –individuels et collectifs– de distinction que nous avons vus à l’œuvre pour différents débouchés de premier ou de second rang. Pour chaque processus de distinction, il convient d’examiner qui décide de la pertinence, qui détermine les critères de choix, qui sélectionne les nouveaux entrants. L’analyse du recrutement des formateurs par le jury du CAFIPEMF a montré que les sous-groupes professionnels de l'institutorat ne correspondent que partiellement au modèle canonique des "professions établies" : la pression du groupe des pairs pour imposer sa conception des candidats légitimes doit composer avec l’intervention de groupes professionnels extérieurs et avec des logiques “rationnelles–légales” ou bureaucratiques.

Les modalités d’accès à un sous-groupe professionnel sont en effet régulées par deux systèmes hétérogènes : d’une part, elles sont régies formellement par des dispositifs institutionnels définissant des règles statutaires, et d’autre part elles sont redevables de systèmes de valeur instaurant des normes de légitimité (souvent implicites, du moins tant qu’elles ne sont pas remises en cause). Au titre de ces dernières, on peut relever au sein de l'institutorat une logique sociale que l’on pourrait intituler "le syndrome du bâton de maréchal". Il s’agit d’une sorte de défiance envers l’ambition personnelle et d’apologie de la "modestie" (acquise) délimitant un modus vivendi dans lequel la réussite personnelle doit être mesurée et surtout progressive pour rester légitime.

Les postes de second rang, qui éloignent du métier de base exercé face aux élèves, sont considérés comme le couronnement d’une carrière bien remplie et ne doivent être accessibles qu’en respectant les passages obligés, sans brûler les étapes ou emprunter des "raccourcis". Nous avons déjà vu à l’œuvre cette logique sociale dans le parcours de Daniel et elle peut s’illustrer par cette formule d’un répondant commentant le moment de son départ de la position standard : « je sentais que j’avais fait mon temps sur le terrain ». Mais “le syndrome du bâton de maréchal” peut prendre des formes plus exacerbées, comme dans l’exemple de certains postes dédiés à l’audio-visuel en CDDP qui furent attribués à l’ancienneté non seulement sans prendre en compte le "profil" des postes à pourvoir mais sans même s’enquérir des connaissances ou expériences des candidats dans le domaine audio-visuel… Un exemple plus actuel peut être trouvé dans les réactions de maîtres formateurs en poste qui se sont déclarés surpris et choqués par l’attitude de certains nouveaux professeurs d'école se renseignant –avant même la fin de leur formation initiale– sur les "possibilités de carrière" et les procédures à suivre pour devenir conseiller pédagogique. Cette réaction des nouveaux entrants heurte les maîtres formateurs qui sont en train de faire “leur temps sur le terrain”, et suivent une sorte de code d’honneur leur imposant de rester longtemps dans un poste de premier rang. De plus, ce qui choque "les anciens", semble bien être que les règles de légitimité d’un groupe professionnel relèvent des “ethnométhodes” –que chacun connaît sans les avoir apprises explicitement– dont la prégnance et le sens même sont remis en cause par une attitude "stratégique" ou "rationnelle".

Dans le cadre de la mobilité de métier, les modalités de départ sont spécifiques à l'institutorat non seulement parce qu’elles engagent la culture professionnelle, mais aussi parce qu’elles mobilisent les structures et les filières internes. Par comparaison, les autres types de mobilité s’opèrent selon les modalités générales de ré-orientation professionnelle prenant la forme de concours, de reprise d’études ou mobilisant des compétences, des expériences, voire un capital social. Au plan individuel, nous avons vu que les marges de jeu sont importantes, puisque les filières internes ouvrent des possibilités de retour en arrière, de nominations provisoires, ainsi que des "raccourcis" permettant à certains d’accéder rapidement aux débouchés de second rang.

Depuis la fin des années 1960, beaucoup de possibilités de diversification de carrière sont apparues par l’élargissement des possibilités de débouchés internes et l’extension de “l’espace des possibles” ouvert aux instituteurs. En deux ou trois décennies, on a pu assister à la revalorisation du métier par l’accroissement de sa segmentation interne et la "professionnalisation" de certains segments. « Le métier est devenu plus complexe » : habituellement, cette formule est utilisée à propos de l’évolution des pratiques pédagogiques. Mais nous pouvons la reprendre à notre compte, en passant de l’exercice quotidien du métier à son organisation institutionnelle : au plan organisationnel, le métier s’est diversifié par la prise en compte de nouveaux secteurs d’intervention et l’émergence de nouvelles figures de professionnel de l’école primaire comme le conseiller pédagogique, le psychologue scolaire ou le coordonnateur de REP (pour ne prendre que les exemples les plus saillants). En plus de ces postes de second rang déconnectés de l’activité du métier de base et pris dans une logique de "professionnalisation", il existe toute une gamme d’évolutions professionnelles plus informelles (comme les "postes à profil") et une large palette de dispositions institutionnelles permettant de diversifier les carrières : réadaptation, disponibilité, congé sans solde, détachement, mise à disposition, postes à profil, postes à l’étranger, congé formation…

Au final, l’image de la clôture de l’école primaire et de la "modestie professionnelle obligée" des instituteurs ne cadre pas avec une situation objective qui apparaît comme très diversifiée lorsqu’on la confronte avec des professions comparables. On ne retrouve en effet ni ce niveau de diversification professionnelle ni toutes ces potentialités d’évolution individuelle dans l’enseignement secondaire par exemple.