I.2. Une double relation
de “proximité distante”

La mobilité vers la position d’inspecteur, outre qu’elle constitue la seule forme avérée de promotion, présente la seconde spécificité de ne remettre en cause ni le cadre de travail ni le domaine professionnel, malgré le changement de corps administratif qu’elle entraîne. Inspecteurs et instituteurs évoluent dans le même "univers professionnel", ils partagent les mêmes finalités (la réussite des élèves et la continuité du service public d’enseignement), et –au moins partiellement– la même "culture d’entreprise" que l’on peut approcher dans leurs représentations de l’excellence professionnelle, de la réussite scolaire ou des grandes orientations assignées au premier degré. On se trouve donc en présence de relations professionnelles très particulières qui, de plus, se nouent dans un domaine professionnel relativement autonome et fermé. Et, malgré les évolutions du pilotage du système scolaire, le pouvoir hiérarchique et l’emprise symbolique des inspecteurs sur les instituteurs restent très prégnants.

Ce "lien" hiérarchique est d’autant plus prégnant qu’il opère dans un cadre fortement marqué par « la clôture du primaire » ( 215 ), c'est-à-dire non seulement un isolement du reste du système éducatif, mais aussi une autonomie se traduisant dans des règles de fonctionnement et dans des valeurs partagées. Comme exemple de "l’esprit "maison" ou de la "culture d’entreprise" que peuvent partager IEN et enseignants, on peut citer la cogestion, le traitement interne des "affaires", une posture défensive, l’importance accordée au versant éducatif de l’enseignement ou l’attachement aux polyvalences disciplinaire et fonctionnelle. Ces traits constitutifs de la clôture du primaire hérités de l’histoire de l’École renforcent la spécificité du lien entre inspecteur et enseignant du premier degré.

La force du lien et les affects réciproques –engagés par les relations de pouvoir entre inspecteurs et instituteurs– se cristallisent souvent autour de l’inspection individuelle. Cette dernière suscite rituellement des déplorations individuelles, et a fait l’objet d’actions collectives dénonçant –entre autres choses– son caractère « infantilisant » ( 216 ). Certes, durant la dernière décennie du vingtième siècle, les IEN ont abandonné les « inspections-surprises » (souvent ressenties comme suspicieuses et vexatoires par les instituteurs). Certes, ils pratiquent de plus en plus les inspections d’équipe (de cycle, voire d’école) et privilégient leur rôle d’accompagnement ou leur fonction formative au détriment du contrôle de conformité. Cependant, les enseignants du premier degré persistent à énoncer des analogies entre la relation éducative qu’ils établissent avec leurs élèves et la relation de pouvoir qu’ils subissent de la part de leur inspecteur. On pourrait s’agacer du caractère excessif de ces comparaisons entre les “styles pédagogiques” exercés avec de jeunes enfants et les rapports hiérarchiques dans la sphère professionnelle. Il convient toutefois de remarquer que –au-delà de la pertinence de la comparaison– la culture professionnelle dominante parmi les fonctionnaires s’accorde mal avec un contrôle des résultats et un pilotage par objectifs, et considère la gestion par les qualifications et statuts comme une garantie individuelle et collective contre les abus de pouvoir.

Dans ce contexte, grandes sont les compétences que doit déployer un IEN issu du groupe professionnel, car il est facilement suspecté d’oublier un peu vite les difficultés réelles du métier, voire d’être perçu comme un “social traître”. On comprend facilement dans ces conditions que le passage dans le corps des IEN soit tout sauf "naturel" ou "évident", non seulement pour les inspecteurs sortis du rang mais aussi pour les enseignants du premier degré ou pour les IEN issus du secondaire ainsi que, dans une moindre mesure, pour les supérieurs hiérarchiques de ces derniers. Et finalement, la mobilité hiérarchique ne se réduit pas à une simple réussite personnelle dans le domaine professionnel, mais constitue –malgré l’apparente banalité de la promotion interne– un véritable réaménagement identitaire. Pour un enseignant du premier degré, devenir IEN ce n’est pas seulement "monter en grade", mais c’est aussi "changer de peau" (et qui plus est, à l’intérieur du même univers social). Et la complexité de cette mue –symbolique autant que professionnelle– induite par un passage de l'institutorat à l’inspectorat est renforcée par la clôture du primaire qui, en quelque sorte, confine les interactions dans une proximité professionnelle.

Un des répondants à notre enquête par entretiens illustre bien cette complexité en utilisant la formule de « proximité distanciée » pour qualifier les exigences du rapport professionnel qu’il doit entretenir avec ses ex-collègues. Il est piquant de remarquer que cette expression correspond exactement à la formulation utilisée par Francine Muel-Dreyfus pour désigner ce que les Écoles normales inculquaient aux instituteurs du début du vingtième siècle à propos de leurs relations avec le contexte social ( 217 ). Issus du peuple et devant retourner non pas au peuple mais auprès du peuple (un peu comme les missionnaires de l’époque partaient en Afrique pour évangéliser les païens), les « hussards noirs » étaient confrontés à une sorte d’injonction paradoxale : ils étaient fermement incités à instrumentaliser dans la classe leur proximité sociale avec les élèves mais sans déroger à leur (nouvelle) position sociale, c'est-à-dire sans jamais oublier de "tenir leur rang" en gardant coûte que coûte leurs distances avec "les populations". On peut donc comprendre la formule de “proximité distanciée” appliquée aux inspecteurs sortis du rang comme traduisant à la fois la nécessité et la difficulté pour un inspecteur "d’être primaire, mais pas trop".

Un autre élément de complexité de la mobilité hiérarchique se situe dans le hiatus global qui existe entre le monde du primaire et celui du secondaire ( 218 ). La mise en cause de la pertinence professionnelle de certains IEN issus du second degré est un trait récurrent parmi les instituteurs en poste. L’étude de Jean Ferrier aborde l’opposition avec le secondaire à travers l’étude du recrutement des inspecteursparmi les professeurs du secondaire. L’auteur indique les fondements historiques des luttes de pouvoir se tramant autour du recrutement d’inspecteurs parmi les instituteurs :

‘« Un deuxième trait traverse toute l’histoire du recrutement de 1880 à 1990 : en permanence, on a cherché à interdire l’accès de la fonction d’inspection aux instituteurs, puis, faute sans doute de pouvoir affronter le SNI et la FEN sur ce terrain, à contingenter le nombre des admis. Cela peut paraître très surprenant de la part de ministres comme Jules Ferry ou Goblet, dans la mesure où les instituteurs ont été, en permanence, la base politique la plus solide des Républicains. Les maîtres avaient d’ailleurs un poids tel, dès la décennie 1880, que chaque tentative, de dérogation en prorogation, de prorogation en révision des textes, s’est soldée par un échec du pouvoir. Et les instituteurs ont investi massivement la fonction. » (op. cit. page 192)’

On peut noter au passage que le SNI (syndicat national des instituteurs) constituait un acteur collectif puissant, et qu’il détenait, en tant que syndicat autonome, une quasi-exclusivité de la représentation des instituteurs. Il constituait d’ailleurs une illustration paradigmatique de "l’esprit maison" et de la clôture du primaire. La concurrence entre primaire et secondaire est récurrente dans notre recherche, puisque nous l’avons déjà rencontrée à propos des filières internes, que nous la retrouverons à propos des enseignants de collège, et qu’elle se trouve réactivée par les recrutements d’inspecteurs. Instituteurs et professeurs sont en concurrence dans l’accès au statut d’inspecteur et dans la définition de la légitimité professionnelle d’un inspecteur : la qualification disciplinaire et les titres universitaires s’opposent à l’expérience directe de l’exercice du métier et à l’expertise "pédagogique".

Cette concurrence est d’autant plus forte que les fonctions d’IEN constituent une quasi "position terminale" telle que nous l’avons définie, c'est-à-dire qu’il n’existe pratiquement aucune mobilité professionnelle parmi les IEN, si l’on excepte quelques rares poursuites de la promotion hiérarchique vers des positions comme inspecteur d’académie ou inspecteur général, et quelques évolutions vers des postes comme directeur de CDDP ou, à une époque révolue, directeur d'École normale. Puisque l’accès aux fonctions d’inspecteur constitue un "bâton de maréchal" commun aux instituteurs et aux professeurs, cela renforce les enjeux symboliques qui y sont attachés.

En tant qu’anciens instituteurs, les inspecteurs sortis du rang sont porteurs, au moins en partie, des postures et des valeurs professionnelles de leur groupe d’origine, dont l’attitude est souvent ambivalente. Sur le versant positif, les anciens collègues sont mieux perçus que les anciens enseignants du secondaire, aussi bien en termes de compétences que de légitimité institutionnelle. Leur recrutement est ressenti comme une sorte de "choix rationnel" sur le plan technique et en même temps comme une décision équitable sur le plan éthique : non seulement les "ex-pairs" sont des experts indiscutables, mais aussi leur promotion est gratifiante pour le groupe professionnel qui démontre ainsi sa capacité à se prendre en charge à l’interne. Sur la face sombre, les anciens collègues devenus supérieurs hiérarchiques peuvent apparaître comme des donneurs de leçons, des prétentieux qui se font valoir (qui sortent du rang…). Ils sont parfois embarrassants ou "moins pratiques" que les IEN issus du secondaire car, en tant qu’anciens « membres de l’équipe » (au sens de Goffman), ils connaissent de l’intérieur tous les rouages de la classe et de son arrière-boutique, voire les "ficelles du métier" c'est-à-dire les ruses de la pratique professionnelle permettant d’assouplir les injonctions officielles de manière plus ou moins avouable.

Notes
215.

 Nous empruntons cette expression au cours d’histoire des institutions scolaires donné par Georges Collonges et Yves Bruchon en sciences de l’éducation à l’université de Saint-Étienne, sans être parvenu à trouver une source référencée.

216.

 Ces mouvements d’opposition à l’inspection (ou du moins de contestation de certaines pratiques extrêmes) ont été menés en particulier par le syndicat SGEN CFDT et par le mouvement pédagogique ICEM pédagogie Freinet. Voir par exemple à ce sujet ICEM collectif, 1982, École sous surveillance, Syros

217.

 MUEL-DREYFUS Francine, 1983, Le métier d'éducateur. Les instituteurs de 1900 les éducateurs spécialisés de 1968, Éditions de Minuit

218.

 La prochaine section, consacrée à la mobilité catégorielle vers l’enseignement secondaire, sera l’occasion de développer cette opposition primaire VS secondaire.