I.3. Un bilan très mitigé

Nous allons clore cette section consacrée à la mobilité hiérarchique avec le témoignage d’un répondant de notre enquête par questionnaire et entretiens. Avant de donner de larges extraits de cet entretien, nous les replaçons dans leur contexte en présentant rapidement les conditions d’enquête et les éléments principaux du parcours professionnel pris dans son ensemble.

Au moment de l’entretien, Jean est âgé de 57 ans et il a cessé ses fonctions d’IEN depuis deux ans. Il a accepté facilement le principe d’un entretien et a repris contact pour déplacer le rendez-vous initialement prévu et nous inviter à déjeuner chez lui. L’entretien s’est déroulé sur la terrasse de sa maison quelques jours après la rentrée scolaire, dans une atmosphère détendue. Sa façon de répondre indiquait cependant qu’il était très impliqué et qu’il avait mené une réflexion sur son itinéraire professionnel avant l’entretien.

Jean est issu d’une famille populaire et son père est un ouvrier maçon émigré. Grâce à d’excellents résultats scolaires, et malgré le peu d’implication de sa famille dans sa réussite scolaire et son ouverture culturelle, Jean sort de son "quartier ouvrier" pour se rendre au collège avec son groupe d’amis, tous issus de familles ouvrières et comme lui « avides de savoir et de culture ». Ils vont ensemble jusqu’au centre ville pour acheter des cartes postales de reproduction d’art et rêver devant LE lycée prestigieux de la ville. Mais la situation matérielle de sa famille devient plus difficile car son père perd son emploi et connaît le chômage. Jean réussit alors le concours de l’École normale d’instituteurs qui était, vu la situation familiale, la seule solution pour continuer des études. Pourtant, contrairement aux "allants de soi", son attitude est ambivalente puisqu’il présente son entrée à l’École normale en classe de seconde à la fois comme une « promotion extraordinaire » au vu de ses origines familiales, et comme un choix contraint qu’il avait « malheureusement » été obligé de faire. Il réagit négativement au discours officiel qui glorifie la position d’instituteur et la chance qui est offerte aux élèves-maîtres. Il cherche d’ailleurs à bénéficier des possibilités de prolongation d’études, sans y parvenir.

Il commence une carrière d’instituteur qu’il va poursuivre une dizaine d’années durant lesquelles il s’investit dans le mouvement Freinet. Il intègre ensuite le centre de formation des PEGC et réussit le concours des IPES. Ses résultats lui ouvrent la possibilité de préparer l’agrégation durant une année de prolongation d’études, mais il ne réussit pas ce dernier concours. Pour éviter d’être nommé « dans le Nord comme tous les nouveaux profs », Jean part en Polynésie française et y enseigne pendant quatre ans. À son retour en métropole, il ne parvient pas à obtenir un poste en lycée et enseigne uniquement en collège, où il opte volontairement pour les filières de relégation (CPPN). Après huit ans d’enseignement en collège, un formateur le remarque durant un stage et lui propose un poste de conseiller en formation continue. Mais il s’octroie un temps de réflexion trop long pour donner sa réponse et le poste est déjà pourvu quand il veut l’accepter. Il décide alors de se présenter au concours de recrutement d’IEN, avec l’idée de « montrer qu’on peut être un inspecteur différent ». Après deux ans de formation, il exerce les fonctions d’IEN pendant cinq ans dans les DOM-TOM, puis pendant cinq ans dans sa ville d’origine. Le bilan qu’il dresse de cette dernière phase de son itinéraire professionnel est mitigé, puisqu’il insiste sur la charge de travail importante et sur la faible marge de manœuvre de l’inspecteur pour faire évoluer les choses.

[…] Du coup… il y avait ce concours d’inspecteur, il y avait une note de service, ou bien je lisais le BO, je ne sais plus. Je me suis présenté comme ça. Un peu… <silence>

À la suite de cette opportunité ratée ?

Oui, j’avais envie de sortir un peu, quand même… <silence>

C’était aussi un retour aux sources, puisque vous aviez été instituteur ?

Oui, un retour aux sources. Je n’avais pas toujours eu de bons rapports avec les inspecteurs, notamment le premier. Après oui j’en ai eu un qui était super, que j’appréciais beaucoup.

Quand vous étiez instituteur ou dans le secondaire ?

Non quand j’étais instit. Le premier, il a fini dans un asile d’aliénés, le type hein, ce qui explique peut-être mais je ne suis pas sûr. D’abord au début, ça devait être une véritable catastrophe, enfin, ce n’était pas terrible. […] Je me suis fait étaler par l’inspecteur. <silence> Moi, j’avais une revanche à prendre, c’était pas mal… […] Il y avait l’idée : « j’ai une revanche à prendre ». […] C’était : « Je vais leur montrer qu’on peut être un inspecteur différent ». <silence> […] Alors, maintenant je ne sais pas si j’ai réussi… C’est très mitigé hein. D’abord, c’est une erreur que j’avais faite, je vous le dis tout net, parce qu’inspecteur ça ne me convenait pas… […] ça m’a donné des compétences, parce que ça m’a obligé à avoir une responsabilité, à diriger, à prendre des décisions. Donc c’est intéressant, de ce point de vue là… Mais il y a trop de compromissions dans ce métier, on est les larbins de l’inspecteur d’académie… Et puis on est accablé de travail, j’étais accablé de travail. Accablé ! Je travaillais comme un malade. […] C’est vrai, il y a des instits qui m’écrivent encore au bout de deux ans, des gens sympas qui ont un bon souvenir de moi et puis il y en a d’autres… […]

Et pourquoi avez-vous dit que devenir IEN, c’était une erreur ?

Il y avait beaucoup de travail, on est trop soumis à des tas d’impératifs, on n’a pas bien le temps, contrairement à ce qu’on croit. Ou bien c’est moi qui me débrouillais mal, aussi il y a peut-être de ça. On n’a pas le temps de faire des expérimentations pédagogiques. <silence> Vous comprenez, moi j’aurais aimé que les gens soient tous –pour aller vite– un peu dans la lignée de Freinet, c'est-à-dire autonomie de l’enfant, etc. Alors, ou bien vous êtes autoritaire, et vous imposez ça…

Et on crée une circonscription Freinet ?

Oui ! Mais c’est complètement contradictoire… Sinon, et bien, vous souffrez un peu. En plus, tout ça, on se demande, finalement, si ça sert… On change peu de choses. On est dans le système, on n’est pas des facteurs de changement décisifs, au contraire, loin de là. Tout ça continue à ronronner, à rouler, malgré ou avec les inspecteurs. Avec les inspecteurs, je dirais. Alors, quel intérêt ça a tout ça ? Il y a certainement d’autres choses bien plus intéressantes, si on veut que les choses évoluent.

Et cette expérience d’instituteur, ça ne vous a pas paru utile ?

Ah si ! Fondamental, en termes d’image. Ah oui, oui, bien sûr. […] c’est vrai que je connaissais bien, que j’étais capable d’apprécier… […] vous entrez dans une classe au bout de cinq dix minutes, vous savez le type de relation qu’il y a entre l’instit et la classe… […] Vous sentez bien le type de relations, si c’est ouvert ou fermé, si les enfants ont une marge de liberté ou pas, s’il y a un projet éducatif ou si au contraire, on vit au jour le jour.

Et votre bilan en tant qu’inspecteur est très mitigé ?

Ah oui, très mitigé. […] Mais, justement, je ne sais pas si c’est un facteur de changement. Est-ce que c’est un outil pour ça, finalement, je ne pense pas. Parce que, au début par exemple, je me souviens… qu’il y avait beaucoup d’instit, surtout des femmes, qui pleuraient. <silence>

Pendant les inspections ?

Non après, quand je leur parlais, parce que je devais dire des choses d’une manière trop dure, trop crue, à beaucoup, suffisamment pour que ça me marque. Alors, je me suis dit « Il y a quelque chose qui ne va pas, le but ce n’est pas ça » Donc j’ai modifié, pris des formes, etc. Mais plus j’y mettais des formes, plus j’acceptais le compromis. […] Par exemple, parfois, voyez ce qui est assez drôle, il y avait des choses que j’avais écrites, qui me paraissaient complètement anodines, sans intérêt, mais c’était mal formulé, et ils étaient blessés par ça, certains. Donc, il y avait des problèmes de forme, d’expression. Et je trouvais ça intéressant, je supprimais ou modifiais et le problème était réglé, ça ne restait pas. Parfois, alors, évidemment, il m’est arrivé… d’avoir des rapports négatifs, hein. Je recevais des lettres de six pages, de gens qui essayaient de s’expliquer, de se justifier. Il m’est arrivé de pff ! de jeter tout le rapport à la poubelle, c’était un peu lâche… Et sinon, je suis retourné voir des gens, mais ça devient compliqué, ça ne fait pas persécution mais quand même… Même si j’ai essayé d’y mettre un bon esprit…

Avec ce système, vous avez détecté que parfois les enseignants peuvent réagir très fort à quelque chose qui, de l’extérieur, peut apparaître comme un détail.

Ah, ça c’est sûr, oui. Vraiment, vous savez, les enseignants persécutés, ce livre de Patrice Ranjard, qui a écrit un excellent article dans Libération il y a quelques jours. Et… oui ils sont extrêmement fragiles, les enseignants, en général, très fragiles ! C’est un métier solitaire, je pense que c’est un peu… […]

Souvent un instit s’engage, ce n’est pas anodin.

Voilà, ce que les gens ne comprennent pas, ceux qui ne sont pas du métier.

••• La transcription intégrale du récit de Jean se trouve en annexes.•••