II.1. Des recrutements massifs
et socialement discriminés

Un rapide examen des échantillons représentatifs des personnels de l’Éducation nationale permet d’obtenir un premier ordre de grandeur de la mobilité entre premier et second degré. Un chercheur de la DPD que nous avons sollicité nous a indiqué que, d’après une exploitation des fichiers nationaux utilisés par le ministère, en 1998 près de 15% des enseignants du secondaire ont commencé leur carrière comme instituteur. Cette estimation indique l’importance de la mobilité entre premier et second degré pour les enseignants exerçant à la fin du vingtième siècle, d’autant plus qu’elle constitue une estimation basse fondée sur les fichiers de paie et ne prenant donc pas en compte certaines formes de mobilité des élèves-maîtres.

Afin de compléter cette première estimation, nous avons entrepris une analyse secondaire de travaux consacrés aux enseignants du second degré (en nous focalisant sur les recrutements). Parmi les études portant sur les enseignants du secondaire, une des plus détaillées et des plus pertinentes par rapport à notre objet est sans doute le livre de Jean-Michel Chapoulie ( 220 ). La recherche qui aboutit à la publication de cet ouvrage prenait appui sur une vaste enquête par questionnaire (N=3 500) et par entretiens (N=150). Mais quels éléments chiffrés relatifs à notre objet pouvons-nous tirer de cette enquête empirique particulièrement solide ? C’est ce que nous allons détailler dans cette section qui va nous permettre d’établir un bilan global, et faire émerger trois caractéristiques des recrutements d’enseignants du secondaire parmi les instituteurs.

À la date de l’enquête, le premier degré constitue un vivier important pour le secondaire puisque environ un professeur sur six est issu de l’institutorat, ou tout du moins est passé par une École normale d’instituteur. Mais au-delà de cette valeur globale, de très nombreuses disparités se font jour selon le sexe, les époques de recrutement, les origines sociales, et les catégories d’enseignants. Reprenons donc les données disponibles pour élaborer quelques éléments de structuration :

  • Une première régularité émerge fortement des données disponibles : parmi les professeurs, le passage par l’institutorat est moins fréquent pour les femmes que pour les hommes, et cela se vérifie pour tous les contextes d’origine sociale, de catégorie d’enseignants ou de période (à l’exception d’une comparaison sur vingt-trois). Pour tous les sous-groupes que l’on peut construire à partir des autres variables, la valeur observée parmi les femmes représente tout au plus la moitié de ce que l’on observe parmi les hommes.
  • La deuxième régularité particulièrement saillante de ces données est la corrélation statistique entre l’origine sociale et le passage par l’institutorat. Là encore, la variation des autres caractéristiques ne remet jamais en cause cette différenciation selon les origines sociales. Dans tous les sous-groupes observables, on peut constater que si les écarts entre les classes populaires et les classes moyennes ne sont pas toujours très marqués, en revanche la différenciation des classes sociales supérieures est constamment très forte. Parmi les professeurs issus des classes supérieures, le taux de passage par l'École normale et/ou le métier d’instituteur ne représente qu’une faible fraction de celui relevé parmi leurs collègues issus des classes populaires ou des fractions inférieures des classes moyennes.
  • La troisième régularité est beaucoup plus contre–intuitive que les précédentes puisque la corrélation que l’on observe entre le taux de passage par le métier d’instituteur et les catégories d’enseignants du secondaire ne suit pas la hiérarchie enseignante. En effet, le plus fort taux de passage par le premier degré se rencontre parmi les agrégés, –qui constituent la catégorie de professeurs la plus "reconnue", en termes de salaire, charge de travail contraint, diplômes...– alors que l’on aurait pu s’attendre à la situation inverse (dans laquelle les nouveaux entrants auraient "classiquement" accédé plus souvent aux positions dominées du champ).

Ces trois caractéristiques du recrutement des enseignants du secondaire parmi les instituteurs que nous venons de présenter peuvent se retrouver de manière détaillée dans le tableau suivant, construit à partir du taux de passage par les Écoles normales d’instituteurs :

Tableau 40 : Passage par les eni selon grade, origine sociale et genre
en % Femme Homme
agrégés    
classes populaires 17,9 26,5
classes moyennes 14,0 11,8
classes supérieures 2,1 2,9
ensemble 8,4 15,1
certifiés    
classes populaires 11,4 15,5
classes moyennes 8,5 13,2
classes supérieures 3,0 3,9
ensemble 7,1 11,8
maîtres rectoraux    
classes populaires 4,4 11,8
classes moyennes 3,9 6,8
classes supérieures 1,2 5,3
ensemble 3,0 7,9
Source : CHAPOULIE 1987, op. cit. p. 82 (deux colonnes du tableau 18 Filières de recrutement des professeurs selon le grade, l’origine sociale et le sexe)
Lecture : Parmi les agrégées originaires des classes populaires 17,9% sont passées par l'École normale.

La lecture des données détaillées présentées dans ce tableau permet de retrouver les trois caractéristiques que nous venons d’énoncer :

  • le passage par l’institutorat est plus fréquent pour les hommes que pour les femmes (à l’exception des agrégés issus des classes moyennes)
  • le passage par l’institutorat est beaucoup plus fréquent pour les professeurs issus des classes populaires ou moyennes que pour ceux issus des classes supérieures
  • le passage par l’institutorat est beaucoup plus fréquent pour les agrégés que pour les certifiés ou les maîtres rectoraux

Notes
220.

 CHAPOULIE Jean-Michel, 1987, Les professeurs de l'enseignement secondaire. Un métier de classe moyenne, Éditions de la maison des sciences de l’Homme