Ensuite, le passage entre les deux niveaux de l’enseignement scolaire peut être interprété comme une illustration paradigmatique des mécanismes de la mobilité structurelle, en particulier dans l’émergence d’opportunités institutionnelles faisant suite à un changement dans les structures (dans notre cas, du système scolaire). Car cela a constitué non seulement des flux importants de mobilité professionnelle mais aussi une "variable d’ajustement" largement mise à contribution dans le pilotage du système scolaire au moment de “l’explosion scolaire” amorcée au milieu du vingtième siècle ( 221 ). Sous la pression de la demande sociale de scolarisation –expliquée seulement en partie par l’expansion démographique–, on a assisté à partir des années cinquante à une “massification du secondaire”, c'est-à-dire à la scolarisation en collège d’une part toujours croissante des générations montantes. Cette évolution très forte de la scolarisation a eu des conséquences importantes sur les métiers de l’enseignement et leurs recrutements respectifs. Et l’époque était marquée par un sentiment d’urgence, dû à la conjugaison de la nécessité des modifications à entreprendre et de leur ampleur :
‘« Lorsqu'on transcrit cette progression sur un graphique, on obtient une courbe dont l'allure est bien connue des mathématiciens. C'est la courbe "exponentielle" caractéristique des explosions. Toutes les difficultés scolaires et tous les angoissants problèmes qu'elles posent aux parents d'élèves comme aux pouvoirs publics, en France comme hors de France, tiennent à ce caractère "explosif" de l'accroissement des besoins d'instruction que les chiffres précédents traduisent, et à la nécessité impérieuse de les satisfaire si l'on veut éviter que l'engorgement des institutions éducatives ne soit le goulot d'étranglement du progrès économique et social. De là le titre de cet opuscule. » (CROS Louis, op. cit.)’Une série de graphiques provenant de la même source permet de situer les phénomènes en jeu à cette époque :
Source : CROS Louis, 1961, L’explosion scolaire, CUIP
Note : Les courbes indiquent les valeurs relevées jusqu’en 1961 et donnent des estimations pour la décennie suivante.
L’examen des deux courbes de gauche permet de constater que l’expansion démographique se stabilise après le pic de 1950 et qu’elle ne peut à elle seule expliquer “l’explosion scolaire” qui provient en majeure partie d’autres facteurs que l’on regroupe sous l’expression de "demande sociale de scolarisation".
Le graphique de droite, quant à lui, indique bien l’urgence ressentie à l’époque de trouver des viviers de recrutement immédiatement disponibles pour l’enseignement secondaire ( 222 ).
On doit noter que cette expansion exponentielle de la scolarité secondaire s’opère en partie au détriment de la scolarité primaire, qui cesse d’être un ordre d’enseignement autonome débouchant sur des filières terminales, puisque l’on tarit progressivement le recrutement des classes de fin d’études conduisant au certificat d’études primaires. Dans un livre qui reste une référence, Antoine Prost détaille cette évolution de la scolarisation dans les années soixante et analyse ses conséquences sur l’enseignement primaire et secondaire ( 223 ). Par une étude détaillée des données statistiques, il met en lumière la croissance rapide des effectifs de tous les publics scolaires. Il montre que cette croissance n’a pas pour seule explication la démographie de l’après-guerre, mais que cette dernière se conjugue avec « les progrès de la scolarisation » puisque les taux de scolarisation augmentent fortement avant et après l’enseignement obligatoire (p. 438). Pour employer une expression plus récente, on peut dire que, dans cette période, la "demande scolaire" est en forte hausse, aussi bien en maternelle que dans l’enseignement secondaire. Et la prolongation de la scolarité promulguée en 1959 n’est pas une innovation isolée, mais une adaptation du système scolaire : « l’école ne devance pas le mouvement des moeurs, elle le suit péniblement » (p. 440).
Ces difficultés de l’École (puisque l’on ne peut pas encore parler de système éducatif) pour s’adapter et faire face à une situation nouvelle aura pour l’enseignement du premier degré des conséquences importantes qu’Antoine Prost désigne comme un « ébranlement du premier degré » provenant surtout des « problèmes de recrutement ». Les Écoles normales ne sont pas étendues de manière significative, l’enseignement secondaire y est maintenu pour sauvegarder la promotion sociale par les études que représente un recrutement des futurs instituteurs dès le collège.
De plus, les progrès de la scolarisation post-élémentaire se font en concurrence avec le premier degré : les instituteurs sont de plus en plus nombreux dans les CEG (de 9 000 à 41 000 entre 1952 et 1965) et ce phénomène absorbe près du sixième des 8 500 normaliens sortants en 1965. On aboutit ainsi à un enseignement du premier degré marqué par de forts recrutements “latéraux” (sans passage par l’École normale) et par un taux de départ important vers l’enseignement secondaire.
À cela s’ajoutent des “problèmes de statut et de formation” car, à la ville comme à la campagne, « l’instituteur reste écouté mais ce n’est plus le modèle même de l’homme instruit » (p. 446). Toutes ces évolutions remettent en cause les modalités de recrutement et de formation des instituteurs, mais l’institution n’a pas su (ou pas voulu) y adapter les Écoles normales pour des raisons « psychologiques » :
‘« Mais d'autre part, le système des écoles normales était rigide : avec leur internat, elles ne pouvaient accueillir qu'un nombre limité d'élèves. Les agrandir était une longue entreprise. On aurait pu renoncer à donner, au sein même des Écoles normales, les enseignements conduisant au baccalauréat et consacrer tous les moyens disponibles à la formation professionnelle de candidats recrutés au niveau du baccalauréat. Mais cette solution se heurtait à d'autres rigidités, psychologiques celles-la : on jugeait indispensables à la formation des instituteurs des études secondaires données dans une ambiance particulière, et de plus, on voyait dans leur concours une des possibilités de promotion les plus efficaces pour les enfants peu fortunés. Aussi, le nombre de places mises au premier concours (fin de la troisième) augmente-t-il de 4 500 à 6 500 entre 1955 et 1959, tandis que le nombre des places mises au concours des bacheliers passe de 1 000 à 2 000. L'attachement à l'organisation traditionnelle des écoles normales leur interdisait de satisfaire les besoins en personnel du premier degré. […] On touche ici une difficulté majeure. Les Écoles normales ont tant fait pour l'enseignement qu'elles sont plus qu'une institution. Elles sont l'objet d'un attachement sentimental incontestable, et qu'on dénature en le ramenant à la volonté de quelques caciques laïques de maintenir leur sphère d'influence : il n'est que de comparer la vitalité de leurs associations d'anciens élèves à celle des lycées pour se rendre compte d'une différence majeure. Toucher aux Écoles normales, c'est toucher à l'enseignement primaire lui-même, et donc à la République et aux valeurs de la Démocratie. Aussi les amis de l'École publique ont-ils toujours reculé devant cet attachement, et ils ont ajourné même les réformes dont ils concevaient la nécessité. Si bien que seuls leurs adversaires ont entrepris de modifier le statu quo, renforçant la conviction que la défense des Écoles normales et celle de l'Université ne font qu'un. » (PROST 1968 op. cit. pp 433-447)’Cette évolution du recrutement et de la situation générale des instituteurs dans les années soixante aboutit à des recrutements « insuffisants qualitativement et quantitativement ». Elle crée une mobilité de nature "structurelle" par le recrutement d’enseignants du second degré parmi les instituteurs et par la création du corps des PEGC. Elle installe également un sentiment de crise durable dans le corps des instituteurs qui se trouve « tenté par toutes les évasions » (p. 450).
On peut donc dire que beaucoup d’instituteurs ont en quelque sorte "suivi les élèves" qui sont entrés massivement dans le secondaire. La mobilité structurelle qui nous occupe est donc d’abord une ouverture massive de postes dans une autre catégorie d’enseignants qui provoque une sorte d’aspiration vers le haut. Mais c’est aussi un mouvement de recrutements internes à l’Éducation nationale qui prend différentes formes (comme les concours internes ou les listes d’aptitude, voire les "délégations" et autres nominations "provisoires"). Ces recrutements sont renforcés et facilités par des dispositifs d’aide à la mobilité individuelle. Nous avons déjà évoqué les “continuations d’études” mises en place par les ENI sous forme de bourses d’études ou de postes de surveillant qui constituaient des aides au départ dans le groupe professionnel d’origine. Il convient d’y ajouter d’autres variantes de la formation rétribuée accessible sur concours (calquées sur le modèle des ENI) mises en place dans le secondaire sous la forme des centres de formation PEGC et des IPES qui constituaient des aides au recrutement dans le groupe professionnel cible. Et nous verrons dans la section suivante que ces dispositifs d’aide vont avoir un impact considérable sur "l’esprit maison" des ENI.
On peut noter, pour finir, que cette mobilité structurelle entre primaire et secondaire a entraîné en contrecoup une autre mobilité structurelle de bien plus faible ampleur au sein du primaire. Car, pendant des années, on a recruté massivement des élèves-maîtres et des instituteurs pour « ouvrir un collège par jour », quitte à employer de très nombreux suppléants pour pallier les départs du primaire. Et c’est devant ces afflux de nouveaux arrivants –dont les inspecteurs ne parvenaient plus à assurer l’accueil et la formation– que l’on a créé les postes de conseiller pédagogique. Ces derniers étaient conçus à l’origine dans le but explicite de seconder les inspecteurs dans la formation des suppléants et ont constitué une mobilité structurelle ouverte aux "maîtres d’application" qui étaient cantonnés jusqu’à cette date à l’accueil des normaliens dans leur classe.
CROS Louis, 1961, L’explosion scolaire, Publications du comité universitaire d’information pédagogique
La représentation graphique de l’évolution des budgets à engager ne "rentre pas dans la page" et oblige l’auteur à insérer une page en double hauteur !
PROST Antoine, 1968, Histoire de l’enseignement en France, Colin