Actualisation de la clôture du primaire

Sur le plan symbolique, aujourd’hui si ce n’est plus la guerre, c’est au moins "la paix armée" et chacun reste sur ses gardes, comme on le voit par exemple à propos des explications de "l’illettrisme" ou de "l’échec scolaire" dans lesquelles se répondent les argumentaires sur « les élèves qui ne savent pas lire en arrivant en sixième » et ceux portant sur « le collège, maillon faible du système éducatif ». Chaque rentrée scolaire voit fleurir en librairie quelques brûlots présentant des “révélations” sur la déchéance de l’École et la plupart sont connus avant d’être lus, tant ils reprennent à l’envi les charges contre « les pédagogues » ou « la pédagogie » et pourraient facilement trouver place dans le corpus utilisé en 1985 par Viviane Isambert-Jamati pour écrire son article montrant que « nos professeurs d’élite redoutent l’amalgame. » ( 237 ). Mais des changements importants ont été apportés au cadre organisationnel de l’enseignement scolaire qui comporte désormais des lignes de convergence et incite certains à prédire l’avènement de « l'ère des enseignants » ( 238 ). Il convient donc d’examiner le contexte actuel en termes d’organisation du travail enseignant dans les premier et second degrés de la scolarité obligatoire.

Sur le plan organisationnel, on doit noterl’impact considérable de la revalorisation de l’enseignement du premier degré dans les années 1990 qui a abouti à la création du corps des professeurs d'école. Passer de l'institutorat au professorat des écoles, c’est rompre avec les logiques sociales constitutives de la clôture du primaire, non seulement en unifiant la grille de salaire des enseignants, mais aussi en rapprochant fortement leurs positionnements symboliques. De ce point de vue, le changement d’intitulé pour désigner les enseignants du premier degré n’est pas anodin. “Professeur d'école” (ou des écoles) n’a pas encore totalement supplanté “instituteur”, mais l’uniformisation est en bonne voie et, dans le langage de tous les jours, le terme de “prof” se généralise, y compris pour désigner les enseignants du premier degré. Dans le jargon interne, la distinction entre “PE” et “PCL” est utilisée (par exemple dans les IUFM) mais le terme générique de “professeur” ne renvoie plus exclusivement au secondaire et se trouve désormais utilisé avec une référence implicite à l’école : « professeur [d’école] ». Aujourd’hui, les nouveaux enseignants du premier degré peuvent se présenter en disant « je suis prof », quitte à préciser plus tard « d’école » (un peu comme on dit « prof » [de math]). Le rapprochement des termes et des profils de carrière peut même rendre le premier degré très attractif (comme le montre l’évolution du nombre de candidats à chaque type de concours de recrutement d’enseignants depuis une décennie).

Si l’on excepte l’affiliation à une discipline, le professorat des écoles dispose aujourd’hui de bien des atouts en termes de "choix rationnel" : à niveau de prestige comparable et à salaire égal, il permet de travailler avec des élèves plus facilement mobilisables dans les activités scolaires, et de le faire dans son département d’origine ou dans une région de son choix. Et l’on voit même émerger depuis 1991 une stratégie en deux temps qui consiste à rejoindre le professorat secondaire en utilisant le professorat des écoles comme une étape. Le CRPE (concours de recrutement de professeur d'école) restant départemental, cela permet de passer au bout de quelques années un CAPES interne (moins sélectif que l’équivalent externe) et surtout d’obtenir pour la première affectation des “points de bonification” qui permettent d’échapper aux rigueurs de la mobilité géographique imposée aux lauréats des CAPES externes.

Sur le plan institutionnel de la formation professionnelle, la création des IUFM (institut universitaire de formation des maîtres) s’est faite dans le même train de mesures que la création du corps des professeurs d'école. Dans la même logique que l’unification des profils de carrière, la création des IUFM visait explicitement la convergence des formations professionnelles initiales avec la mission de « former (tous) les enseignants » dans un même lieu et selon les mêmes modalités. L’unité de lieu est respectée ainsi que, dans une moindre mesure, l’unité de temps, mais plusieurs pièces se jouent en parallèle. Dès les avant-projets et tout au long de la mise en place des IUFM, chaque groupe d’influence a pesé pour imposer ses "spécificités" contre l’objectif de former (ensemble) tous les enseignants. Les "primaires" issus de l'École normale et défenseurs de cette “voie spécifique” (ainsi que les formateurs des enseignants du technique) étaient en concurrence avec les "secondaires" issus des CPR (centres pédagogiques régionaux) et porteurs d’une conception beaucoup plus centrée sur les savoirs. Les universitaires –à qui a été confiée la direction des IUFM– ont arbitré en laissant chaque pôle maintenir son "esprit maison" et en réduisant la formation commune à quelques modules marginaux (portant sur la communication ou sur la connaissance du système éducatif). L’accès à l’enseignement primaire ou secondaire se fait par deux concours de recrutement et à travers deux filières de formation initiale strictement étanches.

Malgré cela, et depuis leur création, les IUFM subissent des critiques virulentes qui se fondent sur une certaine conception de l’enseignement et sur l’affirmation que « Prof, c'est pas un métier qui s'apprend » ( 239 ) :

‘« Pour quelques-uns, on est prof (on “naît” prof ?) ou on ne l'est pas : c'est indéfinissable, quelque chose qu'on se passe éventuellement de génération en génération, prof et fils de prof, une vocation ou, mieux, un don. […] Ainsi le débat prend-il aujourd'hui une autre tournure : suffit-il de maîtriser un savoir pour l'enseigner convenablement à des élèves ? La pédagogie existe-t-elle ou n'est-elle qu'une chimère inventée par les fanatiques des sciences de l'éducation, les serviteurs zélés de la primarisation de l'enseignement secondaire ? C'est bien autour de la question de la pédagogie que s'est fixée la controverse depuis le début des années 1980. Selon J.-C. Milner ou A. Finkielkraut, en laissant une place trop importante aux méthodes et aux dispositifs d'apprentissage, on néglige la clé de tout bon enseignement, à savoir l'excellence dans le savoir fondateur de la discipline […] C'est au nom d'une telle conception du professorat qu'a été dénoncée l'instauration des IUFM. […] l'hétérogénéité sociale, culturelle et scolaire du public, les nouvelles missions confiées à l'école par les familles, tout cela incite à proposer aux étudiants une formation adaptée, qui leur donne notamment des éléments de connaissance psychologiques, sociologiques, pédagogiques et qui les prépare à affronter avec quelques références les difficultés du terrain. […] La mise en cause tient justement à l'instauration d'un lieu unique pour l'apprentissage du métier de professeur qui légitime l'existence de compétences propres à la fonction, susceptibles d'être transmises et donc enseignées. Compétences transversales, c'est-à-dire indépendantes des disciplines traditionnelles –d'où des rivalités avec les universités–, indépendantes des corps surtout, ce qui remet en question leur hiérarchie plus ou moins implicite. Officiellement, on craint qu'un fatras psychologico–sociologico–pédagogique ne s'installe au détriment de l'apprentissage du savoir constitutif de la matière à enseigner. Plus profondément ceux qui clament que “prof, c'est pas un métier qui s'apprend” ne considèrent-ils pas que dire qu'on peut apprendre à enseigner, c'est atteindre au mythe, c'est vouloir transformer le professeur en pédagogue, le maître en esclave ? » (DUTERCQ, op. cit. pp.16-17)’

Après plus d’une décennie de fonctionnement des IUFM, quel bilan peut-on dresser de l’unification des corps d’enseignants et de leur "formation commune" ? Dans un livre destiné aux “formateurs de terrain” du premier et du second degré, Patrice Pelpel relève des éléments de convergence fortement mitigés par la prégnance des conceptions héritées des « traditions » ( 240 ) :

‘« Malgré l'évolution du modèle de formation qui tend vers la professionnalisation en rupture avec l'ancien modèle compagnonnique, tout se passe comme si le fait de posséder une expérience consistante de l'enseignement pouvait encore constituer le seul viatique du formateur de terrain. (p. 8) ’ ‘« Les IUFM restent en deçà de leur projet initial pour ce qui concerne l'unification de la formation entre le premier et le second degré, en particulier par rapport à l'objectif d'une formation partiellement commune à l'un et à l'autre. En revanche, les structures de la formation se sont largement assimilées : niveau de recrutement, répartition de la formation sur deux ans avec le concours au milieu, et, pour ce qui nous occupe ici, définition des objectifs et des intitulés des différents types de stages en établissements. » (p. 45) ’ ‘[dans le premier degré] « les fonctions (qu'elles soient d'enseignant ou de formateur) sont d'abord définies sous l'angle pédagogique, tandis que dans le second degré, et malgré la mise en place des IUFM, la compétence disciplinaire est censée tenir lieu de viatique aussi bien à l'enseignant qu'au formateur. » (p. 53) ’ ‘« si dans le premier degré puis dans l'enseignement technique et professionnel, l'idée d'une formation professionnalisante est acquise depuis longtemps, il n'en est pas de même dans le second degré général où l'idée que l'enseignement est un métier auquel correspondent des compétences susceptibles de s'acquérir est loin de faire l'unanimité. » (p. 56)’

Une autre façon d’évaluer l’unification professionnelle et culturelle des métiers de l’enseignement scolaire peut consister à considérer non plus la formation initiale mais la "porosité" des catégories d’enseignants entre elles. Tout au long de la deuxième section de ce chapitre, nous avons utilisé l’expression “mobilité structurelle entre premier et second degrés de l’enseignement” pour désigner le recrutement d’enseignants du secondaire parmi les instituteurs et le lecteur y a sans doute donné le même sens alors que –en toute rigueur– l’expression utilisée est symétrique et pourrait renvoyer à des recrutements dans le sens inverse. Si chacun comprend "naturellement" cette expression dans ce sens, c’est que la mobilité professionnelle du secondaire vers le primaire relève tout simplement de l’impensable (et donc de l’impensé). C’est bien ce que confirment les données suivantes portant sur le recrutement de professeurs d'école parmi les enseignants du secondaire :

Tableau 44 : Origine professionnelle des admis aux différents concours de recrutement de professeur d'école
concours externe admis %   2nd concours interne admis %
non allocataires IUFM 5 936 60,9   élèves professeurs 97 33,0
étudiants candidats libres 1 860 19,1        
demandeurs d'emploi 610 6,3        
secteur privé 601 6,2        
candidats sans profession 304 3,1        
auxiliaires du MEN 283 2,9   auxiliaires du MEN 76 25,9
maîtres auxiliaires 42 0,4   maîtres auxiliaires 52 17,7
fonctionnaires de l'État (hors MEN) 44 0,5   fonctionnaires de l'État (hors MEN) 20 6,8
agents des collectivités territoriales 35 0,4   agents des collectivités territoriales 12 4,1
instituteurs titulaires 1 -        
instituteurs suppléants 30 0,3   instituteurs suppléants 22 7,5
professeurs
des lycées et collèges
4 -   agents d'un établissement public 15 5,1
total 9 750 100,0   total 294 100,0
total général 10 044 100,0        
enseignants du secondaire 98 1,0        
Source : Note d'information du MEN N°00.49 « Concours de recrutement de professeurs des écoles session 1999 (France + DOMTOM) »

On constate que le recrutement symétrique –qui constituerait un signe probant d’unification– reste complètement marginal et ne représente qu’un pour cent des professeurs d'école "néo–arrivants".

Sur le plan hiérarchique, les dernièresstatistiques concernant le concours de recrutement des IEN indiquent une forte augmentation du taux d’inspecteurs recrutés parmi les enseignants du premier degré :

Tableau 45 : Origine professionnelle des admis au concours de recrutement des IEN (session 2001)
  admis taux
secondaire 7 11%
dont PLPL2 1  
dont PEGC 1  
primaire 59 89%
dont instituteur 5 7%
dont PE 54 82%
total 66 100%
Source : BO N°28 12 Juillet 2001

On constate qu’en 2001, près de neuf IEN nouvellement recrutés sur dix sont issus du premier degré et que les enseignants du secondaire ne sont (presque) plus présents dans l’inspectorat du premier degré, qui semble abandonné aux primaires. D’autant plus que les valeurs données plus haut ne concernent que les IEN recrutés par concours, qui ne représentent plus aujourd’hui qu’une part décroissante des inspecteurs en fonction. En effet, depuis quelques années on constate un recours massif aux faisant–fonction d’inspecteurs” recrutés parmi les enseignants du premier degré et principalement parmi les conseillers pédagogiques ( 241 ).

Une première interprétation positive de cette évolution peut la considérer comme un assouplissement des règles de fonctionnement. Dans cette sorte de pré–recrutement, l’institution peut évaluer les candidats en conditions réelles et chaque candidat peut faire ses preuves "sur le terrain" tout en vérifiant le bien–fondé de son choix. De plus, les conseillers pédagogiques connaissent de l’intérieur les fonctions d’un inspecteur, et leur expérience du travail en circonscription peut constituer une sorte de préparation. Mais, en contrepoint de cette version optimiste, une analyse critique pourrait s’interroger sur une possible instrumentalisation de la position de “faisant–fonction”.

Car on retrouve d’une certaine façon la logique des recrutements "à titre temporaire" de personnels hors statut comme les suppléants ou l’utilisation intensive des “listes complémentaires” des concours. Rappelons que les listes complémentaires consistent à proposer des postes de suppléants aux candidats non recrutés “sur liste principale”. La "logique" de ce dispositif conduit à orienter les meilleurs candidats vers une formation professionnelle initiale longue et à « bombarder dans les classes » les candidats les moins bien classés. La justification de ce type de dispositif peut se concevoir lorsqu’il s’agit de faire face à des fluctuations conjoncturelles des besoins en recrutement, par un recours marginal au dispositif dérogatoire, circonscrit à un rôle de variable d’ajustement. Mais il est très courant dans l’Éducation nationale d’inverser la règle et l’exception, comme nous le disait un ancien directeur d’École normale lors d’une entrevue : « on n’a jamais été fichu d’anticiper les besoins. Ce n’est pourtant pas très compliqué de prévoir les recrutements. Mais on était toujours à courte vue. Et on était sans arrêt en train de dire "l'an passé on n’en a pas pris assez, cette année il faut recruter un maximum" ou au contraire "l’an passé on a été laxistes, cette année, il faut fermer les vannes" ».

Les recrutements de “faisant–fonction” facilitent grandement la gestion car cela renforce le poids hiérarchique pesant sur les inspecteurs "temporaires" qui sont plus "souples" (plus malléables ?) que des IEN titulaires. Les recrutements s’opèrent localement, sans délai et à la demande. On remarque en particulier que les postes les moins attractifs dans le rural profond ou dans certaines zones difficiles sont de plus en plus confiés uniquement à des “faisant–fonction”. Mais si ces pratiques sont "pratiques" pour l’administration, elles sont contraires à l’esprit du service public par les risques de cooptation, de personnalisation et d’arbitraire local qu’elles portent en germes. En tout cas, cela ne rehausse ni le prestige de la position d’IEN ni son attractivité professionnelle.

Notes
237.

 ISAMBERT-JAMATI Viviane, 1985, « Les primaires, ces "incapables prétentieux" », Revue française de pédagogie N°73

238.

 HIRSCHHORN Monique, 1993, L'ère des enseignants, PUF

239.

 DUTERCQ Yves, 1994, « Prof, c'est pas un métier qui s'apprend », in BEHAR J.-C. & GARIN C. (dir.), 1994, Dictionnaire des idées reçues sur l’école, Syros

240.

 PELPEL Patrice, 2003, Accueillir accompagner former des enseignants, Chronique Sociale

241.

 Il ne nous a pas été possible d’obtenir des données "officielles" sur ce phénomène qui semble largement occulté par l’institution. Un sondage dans quelques départements nous a montré que la présence d’au moins un tiers de "faisant–fonction" parmi les inspecteurs de notre département d’origine ne constituait en rien une exception, mais correspond à une tendance générale.