II.1. La mobilité sociale entre générations

Nous retenons, de nombreuses contributions sociologiques ( 246 ), qu’un itinéraire social doit être caractérisé par deux aspects : la position d’arrivée (ou, du moins le plus souvent, la situation au moment de l’enquête), et la "pente" de la trajectoire (i.e. le sens des variations dans une hiérarchie des positions). Cela permet de prendre en compte la dimension subjective, et d’envisager qu’un ingénieur fils d’ouvrier n’occupe pas la même position qu’un ingénieur fils de cadre (ou, plus précisément, qu’il ne l’occupe pas de la même façon, qu’il ne lui donne pas le même sens). Même pour des positions d’arrivée différentes, une même forme de trajectoire sociale peut conduire à des similitudes dans les cheminements individuels :

‘« Un ouvrier fils d’ouvrier et petit-fils d’ouvrier n’a évidemment pas le même habitus qu’un cadre supérieur, fils et petit-fils de patron. Mais on peut faire l’hypothèse que leur "ancrage" dans leur classe induit certaines dispositions homologues. » ( 247 )’

Notre étude porte sur la mobilité professionnelle en cours de carrière, ce qui n’est pas le thème principal des recherches sur la mobilité sociale, qui sont plutôt centrées sur la mobilité entre générations (et, classiquement, comparent la position sociale d’un individu avec celle de son père). Reprenons rapidement quelques éléments pour nous donner un cadre de référence, et présenter quelques outils d’analyse que nous utiliserons pour examiner les données de notre enquête empirique (en particulier l’impact de la mobilité intergénérationnelle sur la mobilité intragénérationnelle). Au premier abord, la mobilité sociale paraît désigner de façon transparente les mouvements des individus à l'intérieur de l'espace social. Pourtant, les controverses théoriques et méthodologiques sont nombreuses, car l'étude de la mobilité sociale ne saurait faire l'économie d'une théorie plus générale, portant sur les structures et l'évolution de la société :

‘« Les flux de la mobilité sociale constituent le matériau de base de l'analyse empirique de ce phénomène. Ils ne sont cependant pas des données immédiatement observables, mais des objets construits en fonction de conceptions théoriques relatives aux définitions de la stratification et de la mobilité sociales. » ( 248 )’

Malgré les différences (et les différends) qui opposent les approches de la mobilité, un instrument semble utilisé par tous. Il s'agit des tables de mobilité, qui se présentent comme des tableaux à double entrée, croisant les deux séries de valeurs, qu'une variable mesurant la position sociale prend à deux époques données.

Dans l'étude de la mobilité intergénérationnelle, on compare la position des répondants avec celle qu'occupaient leurs pères ( 249 ). Dans l'étude de la mobilité intra–générationnelle, on compare la position des répondants à deux époques de leur trajectoire sociale. Cette présentation en tableau permet de nombreuses opérations de mesure, d'analyse et de calcul. On peut donner un cadre de référence à notre enquête en reprenant quelques valeurs synthétiques extraites de l’enquête « Formation, qualification professionnelle » menée par l'INSEE ( 250 ). Examinons d’abord, la table de destinée socioprofessionnelle, qui indique la répartition des personnes originaires d'une PCS :

Tableau 50 : Table de destinée socioprofessionnelle (en %)
PCS du fils 
PCS du père 
1 2 3 4 5 6 Ens.
1 Agriculteur exploitant 33,8 8,8 5,0 12,0 6,8 33,6 100
2 Artisan, commerçant 2,0 29,0 19,6 19,2 7,2 23,0 100
3 Cadre et prof. intel. sup. 0,5 9,2 59,8 20,7 6,0 3,8 100
4 Profession intermédiaire 0,1 10,0 31,8 31,3 8,8 18,0 100
5 Employé 0,3 9,7 22,8 31,7 13,9 21,5 100
6 Ouvrier 1,4 9,8 7,7 22,0 10,2 48,9 100
Ensemble 8,6 12,7 15,8 20,9 8,9 33,1 100
Source : INSEE, enquête Formation, qualification professionnelle 1985
Champ : hommes actifs occupés âgés de 40 à 59 ans en 1985
Lecture : 33,8 % des fils d'agriculteurs sont devenus agriculteurs, 2,0 % des fils d'artisans sont devenus agriculteurs.

Les cases encadrées correspondent au taux d’héritage de chaque PCS, en indiquant la proportion de fils d’agriculteur devenus agriculteurs, la proportion de fils d’artisan devenus artisans, etc. On remarque qu’à deux exceptions près, la reproduction est la configuration sociale la plus courante (la case de la diagonale encadrée représente la fréquence la plus forte de la ligne). Les deux exceptions (signalées dans le tableau par des caractères gras) représentent deux cas de prédominance de l’ascension sociale : les hommes issus de la PCS 4 se retrouvent dans la PCS 3 un peu plus souvent que dans leur PCS d’origine et les hommes issus de la PCS 5 sont plus souvent situés dans la PCS 4 que dans leur PCS d’origine. On remarque que ce sont les hommes issus de la PCS 5 qui rejoignent le plus fréquemment la PCS 4, suivis des hommes issus de la PCS 4 qui rejoignent pratiquement autant la PCS 4 que la PCS 3. On peut donc retenir de cette analyse effectuée à un niveau d’agrégation très élevé, que l’héritage est la configuration sociale la plus courante, suivie par une ascension sociale vers la PCS la plus proche des origines. Voyons à présent ce que donne une analyse symétrique, dans la table de recrutement, qui indique la répartition des origines sociales des personnes d'une même PCS :

Tableau 51 : Table de recrutement socioprofessionnel (en %)
PCS du fils 
PCS du père 
1 2 3 4 5 6 Ens.
1 Agriculteur exploitant 89,5 15,9 7,3 13,2 17,6 23,3 22,9
2 Artisan, commerçant 3,8 37,4 20,4 15,0 13,3 11,4 16,4
3 Cadre et prof. intel. sup. 0,4 4,4 22,9 6,0 4,1 0,7 6,1
4 Profession intermédiaire 0,1 7,3 18,5 13,8 9,1 5,0 9,2
5 Employé 0,4 7,0 13,2 13,9 14,3 6,0 9,2
6 Ouvrier 5,9 28,0 17,7 38,1 41,7 53,6 36,3
Ensemble 100,0 100,0 100,0 100,0 100,0 100,0 100,0
Source : INSEE, enquête Formation, qualification professionnelle 1985
Champ : hommes actifs occupés âgés de 40 à 59 ans en 1985
Lecture : 89,5 % des agriculteurs sont fils d'agriculteurs, 3,8 % des agriculteurs sont fils d'artisans

Les cases encadrées correspondent au taux d’auto–recrutement de chaque PCS, en indiquant la proportion d’agriculteurs fils d’agriculteurs, la proportion d’artisans fils d’artisan, etc. On remarque qu’à deux exceptions près, le recrutement stable est la configuration sociale la plus courante (la case de la diagonale encadrée représente la fréquence la plus forte de la colonne). La colonne grisée indique la répartition des différentes origines sociales des hommes relevant de la PCS 4 dans son ensemble. Les exceptions (signalées dans le tableau par des caractères gras) distinguent le recrutement des employés et surtout les recrutements de la PCS 4 : les employés sont plus souvent fils d’agriculteurs ou d’ouvriers que fils d’employés et les hommes situés dans la PCS 4 sont plus souvent fils d’artisan, d’employé ou d’ouvrier qu’issus de la PCS 4.

On retrouve une situation diamétralement opposée à celles des agriculteurs –où à peine plus d’un fils d’agriculteurs sur trois a repris une exploitation alors que près de neuf paysans sur dix sont fils de paysans– ce qui correspond au fort rétrécissement d’un groupe marqué par un quasi-monopole de recrutement.

La diversité du recrutement de la PCS 4 marque son expansion numérique dans les dernières décennies tandis que son taux d’héritage relativement faible est le signe de l’ascension sociale des lignées qui en sont issues. On peut donc retenir que, considérées globalement, les professions intermédiaires ont été à la fois attractives en tant que destination et propices à l’ascension en tant qu’origine.

On doit noter que nous avons présenté les résultats de l’enquête FQP de 1985 qui correspond à une période de notre enquête empirique. L’enquête FQP pour la période 1988–1993 donne des résultats qui diffèrent dans le détail mais ne remettent nullement en cause les grandes tendances que nous retenons de l’enquête FQP de 1985.

Ces valeurs –calculées à un haut niveau d’agrégation– donnent les grandes tendances du contexte de notre étude, que nous allons compléter avec des données plus circonstanciées concernant les enseignants, à partir d’une publication du ministère de l'Éducation nationale ( 251 ).

Tableau 52 : Origine sociale des enseignants (en %)
position sociale
du père 

type d'enseignant 
cadre
prof.
libérale
enseignant employé
profession
intermédiaire
ouvrier paysan
artisan
commerçant
ensemble
Enseignants
du supérieur
27 16 26 12 19 100
Agrégés
ou certifiés
19 12 28 16 25 100
PEGC ou
maîtres auxiliaires
12 9 32 20 26 100
Enseignants du
technique court, PLP
12 11 31 22 24 100
Instituteurs et
professeurs d’école
9 9 33 23 25 100
Ensemble
des enseignants
14 11 31 20 25 100
             
Ensemble
des actifs occupés
8 2 23 39 28 100
Source : THÉLOT Claude, 1994, « L'origine sociale des enseignants », Éducation & formations n°37, mars 1994, p. 20 (tableau remanié)
Champ : Ensemble des actifs occupés, et des enseignants de moins de 60 ans.
Lecture : 27% des enseignants du supérieur ont un père cadre ou membre d’une profession libérale.

Dans ce tableau, les PCS 1 et 2 sont agrégées dans une seule colonne, ainsi que les PCS 4 et 5, alors que les enseignants sont extraits des PCS 3 et 4 pour être rassemblés dans une colonne spécifique. Cette organisation complique fortement les comparaisons avec les données des tableaux précédents, mais permet en revanche d’opérer des observations utiles sur l’origine sociale des enseignants. La comparaison entre l’ensemble des enseignants et l’ensemble des actifs occupés permet de noter que :

  • les enfants de cadre, de profession libérale ou d’enseignant sont plus deux fois plus nombreux parmi les enseignants que parmi l’ensemble des actifs (passant de 25% à 10%),
  • les enfants d’ouvrier sont presque deux fois moins nombreux parmi les enseignants que parmi l’ensemble des actifs (passant de 20% à 39%),
  • les enfants d’enseignant sont cinq fois plus nombreux parmi les enseignants que parmi l’ensemble des actifs (passant de 11% à 2%).

Cette tendance à la surreprésentation des catégories favorisées parmi les enseignants est forte, tant parmi les enseignants du premier degré que chez leurs collègues des autres niveaux. La comparaison entre les instituteurs ou professeurs d'école et les autres enseignants permet de noter que :

  • les enfants de cadre ou de profession libérale sont moins souvent représentés parmi les instituteurs que parmi l’ensemble des enseignants (et trois fois moins nombreux que parmi les enseignants du supérieur),
  • les enfants d’enseignant sont moins souvent représentés parmi les instituteurs que parmi l’ensemble des enseignants (et près de deux fois moins nombreux que parmi les enseignants du supérieur),
  • les enfants d’ouvrier sont plus souvent représentés parmi les instituteurs que parmi l’ensemble des enseignants (et deux fois plus nombreux que parmi les enseignants du supérieur).

D’autre part, les données fournies par le tableau de Claude Thélot permettent de relever dans l’origine sociale des enseignants un effet de génération, particulièrement marqué parmi les enseignants du premier degré, comme on peut le constater dans le tableau suivant :

Tableau 53 : Évolution temporelle des origines sociales (en %)
position sociale
du père

type d'enseignant 



âge
cadre
prof.
libérales
enseignant employé
profession intermédiaire
ouvrier paysan
artisan
commerçant
ensemble
Instituteurs et < 30 11 14 42 18 15 100
professeurs d’école > 40 8 7 30 24 31 100
  ens. 9 9 33 23 25 100
Ensemble < 30 11 17 35 19 18 100
des enseignants > 40 14 9 28 20 28 100
  ens. 14 11 31 20 25 100
Ensemble < 30 8 3 27 42 20 100
des actifs occupés > 40 7 2 20 37 34 100
  ens. 8 2 23 39 28 100
Source : THÉLOT Claude, 1994, op. cit.p. 20 (tableau remanié)
Lecture : 11% des enseignants du premier de degré de moins de 30 ans ont un père cadre ou membre d’une profession libérale.

Parmi les enseignants du premier degré, la proportion d’enfants de cadre a augmenté de près de 50% (en passant de 8% à 11%) et celle d’enfants d’enseignant a doublé (en passant de 7% à 14%) alors que celle d’enfants d’ouvrier a diminué d’un tiers (en passant de 24% à 18%) et celle de paysan ou travailleur indépendant s’est réduite de moitié (passant de 31% à 15%).

Naturellement, les enseignants du premier degré de moins de 30 ans en 1993 ont été peu touchés par notre recherche qui concerne principalement les enseignants plus âgés. Cependant, les effets de génération dans l’origine sociale des instituteurs prenant la forme d’un « lent embourgeoisement » sont relevés par toutes les enquêtes depuis les années 1950 et concernent notre recherche ( 252 ).

Notes
246.

 En particulier, celles de Daniel Bertaux, de Pierre Bourdieu, de Claude Dubar et de Claude Thélot.

247.

 DubarClaude, 1998, « Trajectoires sociales et formes identitaires », Sociétés contemporaines N°29, page 78

248.

 CuinCharles-Henry, 1993, Les sociologues et la mobilité sociale, PUF

249.

 On prend en compte la profession du père à la fin des études du fils, telle que le fils s'en souvient. Ce qui pose le problème de la fiabilité des réponses, par rapport à la mémoire du répondant mais aussi par rapport à la permanence des nomenclatures dans le temps.

250.

 L'enquête Formation, Qualification Professionnelle –menée par l'INSEE en 1964, 1968, 1975, 1977, 1985 et 1993– analyse les rapports entre formation et emploi dans une optique de planification. Une question sur les origines des répondants permet d'étudier également les évolutions de la mobilité sociale et professionnelle.

251.

 THÉLOT Claude, 1994, « L'origine sociale des enseignants », Éducation & formations N°37 mars 1994 reprise de THÉLOT Claude, 1993, L’évaluation du système éducatif. Coûts, fonctionnements, résultats, Nathan, pp 111-116

252.

 Voir en particulier, pour les travaux les plus anciens, BERGER Ida, 1956, « Contribution à l'étude de la mobilité sociale en France : les instituteurs », in Association internationale de sociologie », 1956, Actes du troisième congrès mondial de sociologie Volume V pp 45-50 – BERGER Ida, 1979, Les instituteurs d'une génération à l'autre, PUF – Charles Frédéric, 1988, Instituteurs, un coup au moral !, Ramsay