II.2. Des origines sociales différenciées

Nous allons à présent examiner les origines sociales des répondants à notre enquête par questionnaire, en les différenciant selon le genre. Jusqu’à présent, lorsque nous avons quantifié certains aspects de notre objet, les variations selon le genre ont été seulement évoquées en reportant leur examen détaillé. Devant l’ampleur des différences de trajectoires sociales entre les hommes et les femmes, nous allons, dans ce chapitre, présenter séparément les valeurs selon le sexe afin de ne pas masquer par une simple moyenne des divergences profondes selon le genre. Commençons par un tableau de synthèse qui agrège les positions sociales selon trois catégories définies relativement à la position d’enseignant du premier degré :

Tableau 54 : Origine sociale comparée de notre population et de l’ensemble des instituteurs
  origine sociale (groupe de PCS du père)
en % inférieure moyenne supérieure nr Ensemble
Femme 46 17 30 7 100
Homme 48 21 23 7 100
Ensemble 48 20 25 7 100
           
instituteurs 55 33 12 0 100
Source : pour les trois premières lignes, les résultats de notre enquête par questionnaire et, pour la dernière ligne, Claude Thélot, 1994, op. cit.
Champ : Répondants à notre enquête par questionnaire et, pour la dernière ligne, instituteurs âgés de plus de 40 ans en 1993
Note : la première colonne correspond aux origines populaires (PCS 1, 6), la deuxième aux origines intermédiaires (PCS 4, 5), la troisième aux origines supérieures (PCS 3), et la colonne "nr" correspond à l’absence de réponse pour la profession du père.
Lecture : Parmi les femmes ayant répondu à notre enquête, 46% sont issues d’un milieu socialement inférieur à l'institutorat.

On voit sur ce tableau global que les origines sociales des répondants diffèrent sensiblement de celles des instituteurs pris dans leur ensemble. Les origines supérieures sont plus représentées dans notre échantillon que dans la population de référence, avec une différence plus importante pour les femmes que pour les hommes. Notons que les réponses non exprimées (colonne “nr”) ne peuvent pas remettre en cause cette tendance.

Cette forte représentation des origines supérieures dans notre population renforce l’hypothèse explicative fondée sur la notion de “contre–mobilité sociale”. Rappelons que ce terme désigne la tendance des personnes originaires d’un groupe social à le rejoindre en cours de carrière, après une entrée dans la vie active marquée par la mobilité sociale. Il s’agit presque toujours d’une sorte de "compensation", de retour à la classe d’origine après un déclassement social qui se traduit, par exemple, dans la trajectoire d’un fils de cadre ayant commencé à travailler comme technicien et accédant dans un deuxième temps de sa carrière à un poste d’ingénieur ( 253 ). Selon cette hypothèse, l’origine sociale et la tendance à quitter le métier sont en corrélation et les instituteurs d’origine sociale favorisée se reconvertissent plus que les autres. Une première approche, basée sur l’examen des positions sociales des pères dans le tableau précédent, rend cette hypothèse plausible. Mais nous devrons compléter ce premier élément par la recherche d’une corrélation entre l’origine sociale et la position sociale après reconversion. En effet, pour que l’hypothèse de la contre–mobilité soit validée, il faut que les instituteurs d’origine sociale supérieure se reconvertissent vers des positions sociales supérieures.

Nous allons dans l’immédiat étudier les autres composantes des origines sociales afin de compléter les données du premier tableau, en commençant par une étude plus détaillée de la position socioprofessionnelle du père des répondants :

Tableau 55 : PCS du père des répondants
  PCS du père
en % 1 2 3 4 5 6 nr Ensemble
Femme 8 18 17 18 10 21 7 100
Homme 6 14 19 20 10 24 7 100
Ensemble 7 15 18 20 10 23 7 100
Lecture : le père de 8% des femmes ayant répondu à notre questionnaire relève de la PCS 1 (1 : Agriculteurs exploitants ; 2 : Artisans, commerçants et chefs d'entreprise ; 3 : Cadres et professions intellectuelles supérieures ; 4 : Professions intermédiaires ; 5 : Employés ; 6 : Ouvriers).

Ce tableau présente des données plus détaillées que le précédent, mais il convient de noter que les deux premières PCS ne sont pas totalement homogènes avec les trois groupes utilisés dans le tableau précédent (la PCS 2 en particulier englobe des petits commerçants à faibles revenus relevant du groupe inférieur et des chefs d’entreprise relevant du groupe supérieur). On relève dans ce tableau que les écarts entre les femmes et les hommes sont faibles, et que les PCS 1 et 5 sont peu représentées dans notre échantillon.

Nous allons maintenant étudier le lien éventuel entre l’âge des répondants et leur origine sociale, car l’âge est une variable très dispersée dans notre échantillon et le recrutement social des instituteurs a beaucoup changé au fil du temps, comme nous l’avons vu dans la section précédente ( 254 ).

Tableau 56 : Origine sociale des répondants selon leur âge
en % origine sociale (groupe de PCS du père)
âge inférieure moyenne supérieure nr Ensemble
49–59 55 20 18 7 100
39–49 54 18 19 9 100
29–39 26 26 44 4 100
Ensemble 48 20 25 7 100
Lecture : 55% des répondants de plus de 49 ans au moment de l’enquête ont une origine sociale inférieure à l'institutorat.
Note : l’effectif des répondants de plus de soixante ans est trop faible pour que le calcul en ligne soit significatif, les répondants les plus âgés ne figurent pas dans une ligne spécifique, mais les moyennes de la ligne "ensemble" les prennent en compte.

Les deux zones grisées de notre tableau indiquent que les origines sociales ont été presque complètement inversées dans notre population entre les enseignants du premier degré de moins de quarante ans et ceux qui les ont précédés. En effet, les origines inférieures à l'institutorat sont passées de la moitié au quart des répondants, pendant que les origines supérieures passaient du cinquième à près de la moitié, et que les origines moyennes progressaient également. En revanche, les différences sont minimes entre les répondants de quarante à cinquante ans et ceux de plus de cinquante ans. Les origines sociales étant nettement différenciées selon le sexe dans notre population, nous allons à présent comparer les évolutions temporelles pour les hommes et les femmes de notre population d’enquête :

Tableau 57 : Origine sociale des répondants selon l’âge et le genre
  origine sociale (groupe de PCS du père)
en % inférieure moyenne supérieure nr Ensemble
âge en 1995 F H F H F H F H F H
49–59 58 54 17 21 25 16 0 9 100 100
39–49 50 56 22 17 14 21 14 7 100 100
29–39 25 27 13 32 58 38 4 4 100 100
Ensemble 46 48 17 21 30 23 7 7 100 100
Lecture : 58% des femmes et 54% des hommes de plus de 49 ans de notre population d’enquête ont une origine sociale inférieure à l'institutorat.

On constate que pour les origines inférieures, les différences sont minimes entre les hommes et les femmes. En revanche, les évolutions divergent en ce qui concerne les autres origines. La fréquence des origines moyennes augmente sensiblement chez les hommes, alors qu’elle diminue chez les femmes. La fréquence des origines supérieures augmente régulièrement chez les hommes, alors qu’elle marque un infléchissement chez les femmes de quarante à cinquante ans, mais, dans les deux cas, elle double entre les plus de cinquante ans et les moins de quarante.

Notes
253.

 Bertaux Daniel, 1977, Destins personnels et structures de classe, PUF, p. 254 et suivantes – Thélot Claude, 1982, Tel père, tel fils ? Position sociale et origine familiale, Dunod, p. 60 et suivantes – Bourdieu Pierre, 1978, « Classement, déclassement, reclassement », Actes de la recherche en sciences sociales N°24

254.

 Berger Ida, 1979, Les instituteurs d'une génération à l'autre, PUF – Charles Frédéric, 1988, Instituteurs, un coup au moral !, Ramsay – Thélot Claude, 1994, « Les origines sociales des enseignants », Éducation & Formations N°37