II.3. Des dynamiques familiales

Nous allons compléter l’examen des mobilités sociales induites par le recrutement à travers d’autres éléments que la position socioprofessionnelle du père des répondants, puisque l’on sait par ailleurs que les dynamiques familiales dépendent pour une part non négligeable des caractéristiques sociales de la mère, des grands-parents, de la fratrie et du conjoint éventuel.

Tableau 58 : Position sociale des mères des répondants
  position sociale de la mère (groupe de PCS)
en % inférieure moyenne supérieure nr Ensemble
Femme 60 22 7 11 100
Homme 65 17 6 12 100
Ensemble 63 18 7 12 100
Lecture : la mère de 60% des femmes ayant répondu à notre questionnaire relève du groupe des positions sociales inférieures.

On remarque dans ce tableau la forte proportion du groupe des positions sociales inférieures, notons cependant que, lors de la saisie des réponses, les mères au foyer ont été rangées dans le groupe inférieur. Il conviendrait sans doute de créer une rubrique spécifique pour isoler cette position. D’autre part, une partie importante des non-réponses pour la profession correspond en fait à une mère au foyer. Voyons à présent les origines familiales sur la longue durée, en prenant en compte la position sociale des grands-parents de nos répondants :

Tableau 59 : Position sociale des grands-parents des répondants
  position sociale des grands-parents (groupe de PCS)
en % inférieure moyenne supérieure nr Ensemble
Femme 55 10 17 17 100
Homme 65 7 9 18 100
Ensemble 62 8 11 18 100
Lecture : les grands-parents de 55% des femmes ayant répondu à notre questionnaire relève du groupe des positions sociales inférieures.

On note tout d’abord le taux très élevé de non-réponses qui oblige à tempérer les observations faites sur ces valeurs. Par rapport aux positions des parents, celles des grands-parents sont marquées par une augmentation importante du groupe inférieur. Mais cette différence varie fortement selon le sexe puisque la position des grands-parents est nettement plus favorisée pour les femmes que pour les hommes de notre échantillon. On voit que la divergence d’origines sociales selon le genre se trouve confortée par la prise en compte des trajectoires sur trois générations. Pour compléter notre analyse, combinons les positions du père et des grands-parents dans un tableau donnant la fréquence des différentes possibilités de trajectoires sociales :

Tableau 60 : Trajectoires familiales des répondants (grands-parents  père)
en % groupe de PCS des grands-parents / groupe de PCS du père
– – – = – + = – = = = + + – + = + + nr Ens.
Femme 37 10 7 1 6 3 2 1 14 19 100
Homme 39 12 12 0 5 3 0 1 7 21 100
Ensemble 38 12 10 1 5 3 1 1 9 20 100
Note: la colonne "– –" correspond au cas où les grands-parents et le père relèvent du groupe inférieur, la colonne "– =" correspond au cas où les grands-parents relèvent du groupe inférieur et le père relève du groupe moyen...
Lecture : 37% des femmes de notre population ont un père et des grands-parents occupant une position socialement inférieure à l'institutorat.

La situation dans laquelle les grands-parents et les parents relèvent du groupe inférieur (colonne "– –") est la plus courante : dans près de quatre cas sur dix le recrutement comme enseignant du premier degré constitue la première mobilité sociale dans la lignée familiale. La colonne "– =" indique que pour plus d’un répondant sur dix, la mobilité sociale a été amorcée à la génération précédente. Une mobilité à la génération précédente jusqu’au groupe supérieur (colonne "– +") représente également un taux supérieur à 10% pour les hommes mais nettement inférieur pour les femmes. Les situations de descension sociale de la lignée familiale (colonnes "= –", "+ =" et "+ –") dans lesquelles le recrutement constitue une contre-mobilité sont très peu fréquentes dans notre population d’enquête et représentent moins d’un cas sur dix. Les lignées stables sur trois générations jusqu’au recrutement du répondant (colonne "= =") sont également peu représentées. Enfin, le cas où les grands-parents et les parents relèvent du groupe supérieur (colonne "+ +") est marqué par une forte différence entre les sexes puisque la fréquence pour les femmes est double de celle concernant les hommes (en passant de 7 à 14%). Les colonnes "= +" et "+ +" correspondent aux cas où la reconversion (vers des positions relevant du groupe supérieur) constitue une contre–mobilité.

Voyons à présent ce que donne l’étude des fratries dans notre population d’enquête :

Tableau 61 : Position sociale de la fratrie des répondants
  position sociale de la fratrie (groupe de PCS)
(en %) inférieure moyenne supérieure nr Ensemble
Femme 15 30 34 21 100
Homme 13 31 38 18 100
Ensemble 14 30 37 19 100
Lecture : la fratrie de 15% des femmes ayant répondu à notre questionnaire relève du groupe des positions sociales inférieures.
Note : lorsque des membres de la même fratrie relèvent de groupes différents, nous avons retenu la position la plus élevée.

On note dans ce tableau l’importance des positions moyennes et surtout supérieures, avec très peu d’écart entre les hommes et les femmes. On voit dans cette fréquence une nouvelle illustration des dynamiques familiales à l’œuvre dans les mobilités professionnelles, puisque les positions des frères et sœurs et leurs itinéraires indiquent la pente de la lignée et délimitent en quelque sorte un “espace des possibles” dans lequel s’orientent les parcours qui nous occupent. La taille de la fratrie du répondant et son rang dans cette fratrie méritent également d’être observés, car on peut y repérer des régularités significatives :

Tableau 62 : Taille des fratries dans notre population d’enquête
  taille de la fratrie
en % 1 2 3 4 5 6 >6 Ensemble
Femme 17 37 17 15 8 5 1 100
Homme 18 29 30 11 3 4 4 100
Ensemble 18 31 26 12 5 4 3 100
Lecture : 17% des femmes de notre population d’enquête sont filles uniques

Ne disposant pas de données de référence, nous ne pouvons pas analyser complètement ces valeurs, mais elles nous permettent de construire un tableau concernant la position d’aîné :

Tableau 63 : Pourcentage d’aîné selon la taille de la fratrie
  taille de la fratrie
en % 2 3 4 5 6
taux théorique 50 33 25 20 17
Femme 78 47 46 57 ns
Homme 59 46 35 ns ns
Ensemble 66 46 39 36 38
Lecture : alors que le taux théorique d’aîné dans les fratries de deux enfants est de 50%, 78% des femmes de notre population d’enquête appartenant à une fratrie de deux enfants en sont l’aînée.

En globalisant les valeurs pour toutes les tailles de fratrie, on obtient les répartitions suivantes :

Tableau 64 : Position des répondants dans les fratries
en % aîné unique autre Ensemble
Femme 50 17 33 100
Homme 38 18 44 100
Ensemble 41 18 41 100
Lecture : parmi les femmes, 50% sont l’aînée de leur fratrie, 17% sont fille unique et 33% sont dans une position autre.

On note l’importance numérique de la position d’aîné dans notre population, en particulier parmi les femmes. Afin de pouvoir quantifier cette importance, nous calculons les accroissements entre les taux théoriques et les valeurs relevées :

Tableau 65 : Accroissement du taux d’aîné
  taille de la fratrie
en % 2 3 4 5 6
Femme 56 42 84 185 ns
Homme 18 39 40 ns ns
Ensemble 32 39 56 80 124
Lecture : le pourcentage de femmes aînées d’une fratrie de deux enfants est supérieur de 56% au taux théorique (calcul : écart/taux théorique).

La position d’aîné est surreprésentée dans notre échantillon avec une augmentation de plus du tiers par rapport aux taux théoriques calculés à partir des tailles des fratries. Cette importance de la place d’aîné est encore plus forte parmi les femmes que pour les hommes. D’ailleurs, de nombreux répondants font référence à cette position d’aîné lorsqu’ils commentent leur recrutement en le présentant comme « le choix de la raison, compte tenu des circonstances ». L’analyse des modalités de recrutement dans une partie ultérieure nous permettra de constater que, souvent, ce "choix raisonnable" était surtout le choix des parents qui a pu être influencé –en autres choses– par la position dans la fratrie.

Pour clore cet examen des dynamiques familiales, observons les positions sociales des conjoints des répondants :

Tableau 66 : Position sociale du conjoint des répondants
en % inférieure moyenne supérieure nr Ensemble
Femme 13 21 45 22 100
Homme 12 46 29 13 100
Ensemble 12 39 33 15 100
Note : La colonne "nr" regroupe les non-réponses et les répondants célibataires, qui sont plus nombreux parmi les femmes.
Lecture : le conjoint de 13% des femmes ayant répondu à notre questionnaire relève du groupe des positions sociales inférieures à l'institutorat.

On peut relever dans ce tableau que le tiers des répondants ont un conjoint qui occupe une position professionnelle supérieure à l'institutorat, ce qui nous semble fort élevé, même si nous n’avons pas trouvé de valeurs de référence permettant de situer ces valeurs par rapport à l’ensemble des enseignants du premier degré. On remarque une nouvelle fois que la situation est très fortement dépendante du genre, puisque, parmi les femmes, ce taux s’élève à 45% alors qu’il n’est que de 29% parmi les hommes.

En fait, un écart entre hommes et femmes sur ce point n’est pas spécifique à notre population puisque les études le relèvent depuis fort longtemps : en quelque sorte, dans les représentations sociales, “instit, c’est bien pour une femme” (même dans les milieux sociaux favorisés) ( 255 ):

‘« Pour 31% des ménages d'instituteurs d'après quelques échantillons de la grande enquête, un seul salaire doit suffire aux besoins familiaux. Par contre, la famille de l'institutrice mariée, dispose toujours de deux salaires, exception faite de quelques veuves et divorcées. Seulement 3% des instituteurs ont épousé des femmes exerçant une profession à prestige social supérieur à la leur, contre 28,5% d'institutrices, dont les maris sont des professeurs de l'Enseignement Secondaire, des architectes, des ingénieurs, des administrateurs civils, etc. Il est vrai que 41% des instituteurs se sont mariés à une collègue. C'est un "beau mariage", vu du côté instituteur. La famille de l'institutrice par contre, a tendance à considérer un pareil mariage comme une "mésalliance". Le trait le plus caractéristique du tableau est le statut socio-économique très différent d'un tiers des instituteurs et institutrices mariés de la Région Parisienne. À l'une des extrémités, se trouve l'instituteur, père de plusieurs enfants, dont la femme s'occupe uniquement de son ménage, et à l'autre, l'institutrice mariée à un homme de prestige social et de revenus considérablement plus élevés que les siens. » ( 256 )’

Comme pour les frères et sœurs, la position sociale du conjoint nous semble redevable de plusieurs dimensions de la trajectoire sociale. Tout d’abord, cela témoigne de l’importance des lignées dans la "destinée sociale" (dixit les tables de mobilité) d’un individu qui est d’abord membre de sa lignée, mais doit également composer avec celle de son conjoint. Ensuite les fratries et les alliances matrimoniales peuvent être considérées à la fois comme des caractéristiques classant un individu et comme des ressources sociales qu’il peut mobiliser.

D’une part, elles constituent des indicateurs de la position sociale et de la pente de la trajectoire des groupes d’appartenance primaire et, à ce titre, peuvent inciter –plus ou moins explicitement– l’individu à mettre sa biographie en cohérence avec l’orientation globale de la lignée. D’autre part, elles représentent des ressources en termes de capital culturel et de capital social qui peuvent faciliter une évolution socioprofessionnelle.

Parmi les répondants, de nombreux hommes –mariés à des femmes ayant un niveau socioprofessionnel supérieur au leur– ont entrepris une mobilité professionnelle qui a eu pour effet d’harmoniser les positions. Un répondant présente même cet écart comme le motif de son départ : « Ma femme professeur de lycée et moi instit, ce n’était pas acceptable pour moi : j’ai cherché une porte de sortie ». Bien entendu, cette influence n’a rien d’automatique et il existe des hommes mariés à une pharmacienne ou à une architecte qui terminent leur carrière d’instituteur en position standard. Et il convient sans doute de retenir que ce type d’écart socioprofessionnel avec le conjoint ou la fratrie ne se réduit pas à une sorte de "motivation" (d’ailleurs difficile à cerner) et doit être considéré plutôt comme une ressource éventuellement mobilisable que comme une "raison" expliquant par avance la mobilité professionnelle.

Pour tracer un bilan de cette section consacrée à la mobilité sociale "en amont" (c'est-à-dire induite par le recrutement), on peut retenir que, dans notre population d’enquête,

L’analyse des destinations professionnelles et de la mobilité sociale "en aval" de la prochaine section va nous permettre de compléter ces premiers éléments et d’examiner d’éventuelles corrélations.

Notes
255.

 CACOUAULT M., 1987, « Prof, c’est bien... pour une femme ? », Le Mouvement social, n°140

256.

 BERGER Ida, 1956, « Contribution à l'étude de la mobilité sociale en France : Les instituteurs » in Association internationale de sociologie, 1956, Actes du troisième congrès mondial de sociologie volume V Changements dans l'Éducation