III. Mobilité "en aval" : mobilité professionnelle et destination sociale

III.1. Les flux inter–catégoriels et la mobilité sociale intra–générationnelle

Dans la première section de ce chapitre, nous avons situé l'institutorat dans un espace à deux dimensions et nous en avons tiré une typologie des mobilités sociales liées aux parcours professionnels. Mais ce modèle est construit à partir de la position moyenne des membres d’un groupe considéré à un instant donné et ne prend en compte ni les évolutions temporelles des groupes socioprofessionnels ni les cheminements individuels. Nous allons compléter notre analyse en ayant recours aux PCS, non plus en termes de positions relatives, mais sous l’angle des déplacements individuels et des flux d’un groupe socioprofessionnel à un autre. Pour ce faire, reprenons les données de l’enquête « Formation, qualification professionnelle » de l'INSEE. Les enquêtes FQP menées par l'INSEE en 1964, 1968, 1975, 1977, 1985 et 1993, analysent les rapports entre formation et emploi. Une question sur les origines des répondants permet d'étudier les évolutions de la mobilité sociale et professionnelle. À partir des résultats disponibles, on peut soit raisonner en termes de destinée et de recrutement entre générations (comme nous l’avons fait dans la section précédente), soit examiner les flux entre groupes sociaux, c’est-à-dire s’intéresser aux déplacements des individus d’un groupe socioprofessionnel à un autre.

Dans la seconde optique, qui nous intéresse ici, on examine les mouvements entre groupes en cours de carrière, et les mouvements entre emploi et inactivité sur une période de cinq ans. En comparant les évolutions des effectifs des groupes durant une période donnée, on retrouve les changements de position sociale, ce qui englobe la mobilité professionnelle. On peut représenter les évolutions des effectifs des PCS durant une période déterminée par un graphique des flux socioprofessionnels comme celui que proposent Dominique Merlliéet Jean Prévot :

Figure 31 : Les flux entre groupes socioprofessionnels
Figure 31 : Les flux entre groupes socioprofessionnels

Source : Merllie D., Prevot J., 1991, La mobilité sociale, La Découverte, p. 64
Champ : hommes de 16 ans et plus en 1985, présents sur le territoire en 1985 et en 1980, actifs occupés à l'une des deux dates au moins. Effectifs extrapolés en milliers.

‘« Les groupes sont représentés par des disques de surface proportionnelle à leur effectif en 1985 (noté en milliers) d'après l'enquête (en pointillé, s'il diffère suffisamment, pour l'effectif de 1980, noté entre parenthèses). Les flèches matérialisent les flux entre 1980 et 1985, avec une épaisseur proportionnelle à leurs effectifs. Les flèches sans origine matérialisée (venant de gauche) représentent les entrées en provenance de l'inactivité ou du chômage (actifs occupés en 1985 qui ne l'étaient pas en 1980) : il s'agit principalement des jeunes qui étaient scolarisés en 1980. Les flèches sans destination matérialisée (vers la droite) représentent les sorties vers l'inactivité ou le chômage (actifs occupés en 1980 qui ne l'étaient plus en 1985) : il s'agit principalement de retraités. Les flèches reliant les groupes matérialisent les flux d'actifs occupés aux deux dates ayant changé de groupe socioprofessionnel dans l'intervalle. Seuls les flux de très faible effectif (inférieurs à 7 000 individus) n'ont pas été représentés. Ainsi, il y avait 5,1 millions d'ouvriers (ayant un emploi) en 1985, mais 5,6 en 1980. Parmi ceux de 1985, 0,9 million étaient inactifs ou chômeurs en 1980 ; parmi ceux de 1980 (et non décédés ou hors de France au moment de l'enquête), 1,1 million sont à la retraite ou au chômage en 1985. Il y a beaucoup plus d'anciens ouvriers de 1980 qui ont changé de groupe, notamment pour celui des professions intermédiaires (principalement des techniciens et des contremaîtres), que de flux inverses. » (MerlliePrevot, op. cit. p. 65)’

Reprenons les valeurs des flux de la mobilité professionnelle de l’enquête FQP schématisées par le graphique en construisant un tableau de synthèse :

Tableau 67 : Table des flux entre PCS de 1980 à 1985
  flux avec l'inactivité flux entre PCS
  effectifs 85 entrées sorties solde arrivées départs solde
agriculteurs 838 58 7% 126 15% - 68 26 3% 17 2% 9
patrons 1 234 59 5% 194 16% - 135 253 21% 89 7% 164
cadres 1 406 138 10% 203 14% - 65 162 12% 60 4% 102
prof. inter. 2 354 290 12% 321 14% - 31 355 16% 291 12% 64
employés 1 398 287 21% 187 13% 100 213 15% 214 15% -1
ouvriers 5 100 892 17% 1 045 20% - 153 160 3% 498 10% -338
ensemble 12 230 1 724 14% 2 076 17% - 352 1 169 9% 1 169 9% 0
Lecture : En 1985, il y avait 2 354 mille personnes relevant des professions intermédiaires, parmi eux, 290 milliers (soit 12% de l'effectif de 85) n'étaient pas actifs occupés en 1980 et, parmi les membres des professions intermédiaires de 1980, 321 milliers (soit 14% de l'effectif de 85) ont cessé de l'être, ce qui représente un solde négatif de 31 milliers. 355 milliers de membres des professions intermédiaires de 1985 (soit 16% de l'effectif de 85) étaient dans une autre PCS en 1980 et 291 milliers de membres des professions intermédiaires de 1980 (soit 12% de l'effectif de 85) sont dans une autre PCS en 1985, ce qui représente un solde de 64 milliers.

On observe que les flux de la mobilité professionnelle au sens strict –i.e. les départs (vers les autres PCS) de la colonne “départs”– restent inférieurs aux flux des sorties de la vie active (vers l’inactivité ou la formation) de la colonne “sorties”. Ainsi, pour les professions intermédiaires, les sorties d'emploi touchent 321 milliers d'individus contre 291 pour les départs vers un autre groupe. Cette tendance générale est à comparer avec les valeurs que nous avons données au chapitre deux pour la population qui nous intéresse, dans laquelle les "sorties" (vers la retraite) sont plus importantes que les départs vers une autre position professionnelle, mais qui n’est pratiquement pas concernée par les sorties vers le chômage.

La colonne “départs” indique, dans chaque PCS, le pourcentage de l'effectif ayant rejoint une autre PCS, ce qui représente la fréquence de la mobilité professionnelle depuis cette catégorie durant la période. On remarque que la PCS 4, avec 12% de mobiles, se classe au deuxième rang après les employés.

Cette proportion de 12% de départs de la PCS 4 vers une autre position socioprofessionnelle est à comparer à la proportion d'instituteurs mobiles professionnellement que nous avons présentée au chapitre deux. Il convient de rappeler que les enquêtes FQP s’intéressent aux changements de PCS durant une période de cinq ans, alors que notre étude prend en compte tous les changements professionnels durant une carrière, y compris les mouvements internes au groupe 4.

Mais, mutatis mutandis, cette comparaison vient mettre à mal une "certitude" du sens commun, selon laquelle l’enseignement serait un monde professionnel totalement figé, en particulier dans le premier degré, censé constituer un “univers” clos sur lui-même. Une comparaison raisonnée montre que, si la mobilité professionnelle en cours de carrière est moins fréquente pour les instituteurs que pour l’ensemble des actifs, les ordres de grandeur ne sont pas aussi éloignés que l’on pourrait l’escompter.

D’autre part, les valeurs des flux concernant les sorties du groupe 4, que nous avons encadrées dans le graphique, constituent un cadre contextuel plus précis et sont présentées dans le tableau suivant :

Tableau 68 : Flux des professions intermédiaires vers les autres PCS
  agriculteurs patrons cadres employés ouvriers Ensemble
Flux (milliers) 0 66 144 45 36 291
Proportion (%) 0 23 49 15 12 100
Source : graphique des flux entre PCS
Lecture : Parmi les membres des professions intermédiaires de 1980, 66 milliers sont devenus patrons en 1985, ce qui représente 23 % de l'effectif des mobiles.

On remarque, dans ce tableau, la prépondérance de la mobilité de la PCS 4 vers la PCS 3, puisqu'elle représente près de la moitié du total. D'une manière plus générale, les flux représentant une ascension sociale sont plus importants que ceux qui correspondent à une descension. Ainsi, parmi les membres des professions intermédiaires qui ont rejoint une autre PCS durant la période, seulement un mobile sur quatre est devenu ouvrier ou employé alors que les trois autres sont devenus patrons ou cadres. En détaillant ces parcours descendants et ascendants, on remarque que parmi les individus ayant quitté la PCS 4, on devient employé plus souvent qu’ouvrier et cadre plus souvent que patron.

Autrement dit, les flux ascendants sont plus conséquents que les flux descendants, mais, des deux côtés, les déplacements sont d’autant plus fréquents qu’ils sont courts. On retrouve ainsi, dans les données de l'enquête FQP 85 concernant la PCS4, confirmation d'une tendance relevée par de nombreux travaux : la mobilité est plus souvent ascendante que descendante et s’effectue principalement entre groupes proches. Cette remarque, souvent faite à propos de la mobilité entre générations, tient encore pour les échanges entre groupes, c'est-à-dire pour la mobilité professionnelle en cours de carrière.

Une limite de la comparaison doit cependant être signalée puisque les résultats de l'INSEE portent sur les changements entre les six groupes de PCS, alors que les reconversions étudiées dans notre enquête se font parfois à l'intérieur du groupe 4 tout en correspondant à une ascension sociale (même de faible amplitude comme c’était le cas pour le passage du corps des instituteurs à celui des PEGC au siècle dernier). Il n'y a donc pas de correspondance exacte entre le cadre de notre recherche et celui des enquêtes FQP au niveau de la nomenclature utilisée, ni d'ailleurs pour la période et d'autres éléments de l'analyse. Les flux inter–catégoriels considérés globalement constituent un cadre de référence global et un outil d'analyse fertile, mais il convient de rester prudent dans son utilisation en gardant à l’esprit les contraintes et donc les limites des comparaisons avancées.

Notons enfin, comme dans la section précédente, que nous avons présenté les résultats de l’enquête FQP de 1985 dont les grandes tendances ne sont pas remises en cause par l’enquête de 1993, qui porte elle aussi sur une période concernant notre enquête empirique.

Nous avons pu nous procurer auprès de la direction des études de l’INSEE des données plus précises concernant spécifiquement le groupe 42 (« instituteurs et assimilés ») dans l’enquête de 1993 qui vont nous permettre d’affiner le cadre contextuel :

Tableau 69 : Destinations des départs de la PCS 42 (1988 – 1993)
22 Commerçants et assimilés 1 928 0,3%
23 Chefs d'entreprise de 10 salariés ou plus 1 764 0,3%
31 Professions libérales 4 111 0,6%
33 Cadres de la fonction publique 2 187 0,3%
34 Professeurs, professions scientifiques 44 784 6,9%
37 Cadres administratifs et commerciaux d'entreprise 23 193 3,6%
38 Ingénieurs et cadres techniques d'entreprise 6 251 1,0%
42 Instituteurs et assimilés 514 428 78,9%
43 Professions intermédiaires de la santé et du travail social 4 669 0,7%
45 Professions intermédiaires de la fonction publique 1 228 0,2%
46 Professions intermédiaires adm., commerciales des entreprises 18 821 2,9%
47 Techniciens 3 745 0,6%
52 Employés civils et agents de service de la fonction publique 4 836 0,7%
54 Employés administratifs d'entreprise 8 066 1,2%
55 Employés de commerce 3 893 0,6%
62 Ouvriers qualifiés de type industriel 1 858 0,3%
64 Chauffeurs 2 270 0,3%
67 Ouvriers non qualifiés de type industriel 2 009 0,3%
69 Ouvriers agricoles 1 889 0,3%
TOTAL 651 930 100,0%
     
Dont trajectoires ascendantes (vers PCS 2 et 3) 61% 84 218 12,9%
Dont trajectoires latérales (vers PCS 4 sauf 42) 21% 28 463 4,4%
Dont trajectoires descendantes (vers PCS 5 et 6) 18% 24 821 3,8%
Dont mobiles (départs de la PCS 42) 100% 137 502 21,1%
Dont immobiles (maintien dans la PCS 42) 514 428 78,9%
TOTAL 651 930 100,0%
Source : Enquête FQP 1993, Tableau M09 « Mobilité professionnelle de la population active occupée selon la catégorie socioprofessionnelle en mai 1988 et mai 1993 »
Lecture : Durant la période, 44 784 personnes relevant de la PCS 42 l’ont quittée pour rejoindre la PCS 34, ce qui représente 6,9% des membres de la PCS 42 en 1988.

On doit noter en préalable que les valeurs indiquées dans ce tableau sont des estimations construites sur un échantillon de 18 000 personnes (sur plus de 650 000), ce qui induit une marge d’erreur de 6 000 et ne permet pas de détailler les catégories. D’autre part nous avons indiqué en début de chapitre que la PCS 42 ne correspond pas aux seuls instituteurs –qui sont environ 340 000 à la même période– mais inclut également des "professions assimilées", qui représentent donc plus de la moitié de l’effectif total. Malgré ces fortes limitations, il est possible de construire quelques grandes tendances à partir des valeurs disponibles pour les professions les plus proches de l'institutorat.

On note tout d’abord un fort taux de départs (n’incluant pas les sorties vers l’inactivité) puisque, sur une période de cinq ans, plus de deux personnes sur dix quittent la PCS 42 pour une autre catégorie. On retrouve ensuite les grandes tendances des flux inter–catégoriels que nous avons relevées au niveau le plus agrégé, puisque parmi ces personnes mobiles professionnellement, environ six sur dix effectuent une trajectoire ascendante, deux sur dix une trajectoire latérale et deux sur dix une trajectoire descendante.

On peut retenir globalement de cette analyse des flux entre PCS deux régularités qui s’appliquent à tous les groupes et aux deux niveaux d’agrégation étudiés. D’une part, parmi les actifs occupés, on note la prédominance des flux représentant une ascension sociale et, d’autre part, on relève que la mobilité professionnelle est d’autant plus forte que les groupes concernés sont proches. Ces deux éléments se retrouvent pour les professions intermédiaires, puisque l’on peut constater la prépondérance de la mobilité de la PCS 4 vers la PCS 3 et de la PCS 42 vers la PCS 34, ce qui suit les deux régularités générales.

Il nous reste à examiner, dans la section suivante, comment la mobilité professionnelle des enseignants du premier degré s’inscrit dans ce cadre général.