IV.2. Des trajectoires sociales liées au genre

Dans cette sous-section, nous allons reprendre les données disponibles sur la mobilité en amont et sur la mobilité en aval afin de reconstituer les trajectoires sociales dans leur ensemble. Nous allons donc "croiser" les valeurs présentées dans les deux sections précédentes afin de confronter origines et destinations sociales dans notre population d’enquête.

Cela nous permettra d’examiner les fréquences des différents types de trajectoires que nous avons définis en début de chapitre, et en particulier de tester nos deux hypothèses portant sur les trajectoires deux fois ascendantes et sur la contre-mobilité sociale de compensation. Rappelons que, selon cette dernière hypothèse, on s’attend à ce que les instituteurs d’origine sociale supérieure présentent deux caractéristiques : premièrement, ils se reconvertissent plus fréquemment que la moyenne de leurs collègues et, deuxièmement, ils le font vers des positions sociales supérieures pour "retrouver leur classe sociale d’origine". Nous avons déjà pu confirmer la première caractéristique, puisque les origines sociales supérieures sont sur-représentées dans notre population. Reste donc à voir si cette prégnance des origines supérieures va de pair avec une sur–représentation des destinations supérieures parmi les personnes d’origine sociale supérieure. Pour cela, examinons les tables de mobilité qui croisent origine et destination sociales dans notre population d’enquête :

Tableau 73 : Origine sociale selon la position actuelle
(en %) position après reconversion
origine inférieure moyenne supérieure Ensemble
inférieure ns 45 50 48
moyenne ns 19 21 20
supérieure ns 24 26 25
non réponse ns 12 2 7
Ensemble ns 100 100 100
Lecture : parmi les répondants occupant après reconversion une position sociale moyenne, 45% ont une origine sociale inférieure, 19% ont une origine sociale moyenne, 24% ont une origine sociale supérieure, et 12% n’indiquent pas leur origine sociale.

Nous constatons qu’il n’existe pas de relation marquée entre l’origine sociale et la position d’arrivée : dans les deux groupes de destination, on retrouve les mêmes proportions d’origines populaires, moyennes ou supérieures que dans l’ensemble de la population. Les écarts sont toujours inférieurs à 5% et les calculs donnent des taux de corrélation supérieurs à 0,99 entre chaque colonne et les valeurs d’ensemble. Le raisonnement inverse (calcul sur les lignes donnant les pourcentages de destination des trois groupes d’origine) permet de compléter l’analyse :

Tableau 74 : Position actuelle selon l’origine sociale
(en %) position après reconversion
origine inférieure moyenne supérieure Ensemble
inférieure 1 38 61 100
moyenne 2 37 61 100
supérieure 0 39 61 100
Ensemble 2 40 58 100
Lecture : parmi les répondants ayant une origine sociale inférieure, 1% occupent une position inférieure, 38% occupent une position moyenne, et 61% occupent une position supérieure.

Ici encore, les écarts sont très faibles ou nuls, et aucune corrélation ne peut être établie entre l’origine sociale et la position après reconversion : quelle que soit l’origine sociale, la répartition des destinations après reconversion reste proche de 0% – 40% – 60%.

L’enquête par questionnaire infirme ainsi largement l’hypothèse explicative fondée sur la contre-mobilité sociale et invite à se défier des recours hâtifs à des explications de la mobilité professionnelle par les seules origines sociales. Il convient de rechercher plutôt des faisceaux de régularité en prenant en compte des facteurs multiples. Les deux tableaux précédents indiquent les taux d’héritage et de destinée pour l’ensemble de notre population d’enquête, dans laquelle nous avons noté de nombreuses divergences selon le genre. Reprenons les données du dernier tableau en examinant les écarts selon le genre :

Tableau 75 : Position actuelle selon l’origine sociale et selon le genre
  position après reconversion
(en %) moyenne supérieure
origine Femme Homme Ensemble Femme Homme Ensemble
inférieure 50 33 38 50 65 61
moyenne 40 36 37 60 62 61
supérieure 54 31 39 46 69 61
Ensemble 48 37 40 49 62 58
Lecture : parmi les femmes d’origine sociale inférieure, 50% occupent une position moyenne, et 50% occupent une position supérieure.

Lorsque, par une lecture en colonne, on compare les valeurs d’une colonne "Femme" ou "Homme" avec la valeur de la ligne "Ensemble", on constate de faibles écarts de destination selon l’origine sociale lorsque l’on considère séparément les hommes et les femmes. Une lecture en ligne, comparant les valeurs dans la colonne "Femme" et "Homme" avec la valeur de la colonne "Ensemble" montre que les écarts à la moyenne selon le genre sont parfois importants et toujours opposés. Cela incite à ne pas utiliser des tables de mobilité classiques pour différencier les trajectoires et examiner séparément celles des femmes de celles des hommes. C’est ce que nous avons fait dans le tableau suivant :

Tableau 76 : Trajectoires sociales des répondants (groupes de PCS)

La trajectoire la plus fréquente est deux fois ascendante (colonne – +) et concerne le tiers des hommes et seulement le quart des femmes, dans ce type de trajectoire, l'institutorat a constitué un palier dans une trajectoire sociale deux fois ascendante, puisque le recrutement fait passer du groupe inférieur au groupe moyen, et la reconversion du groupe moyen au groupe supérieur. L’écart entre les sexes provient à la fois de la différence de recrutement social, et de l’écart dans les destinations entre les hommes et les femmes. Dans les questions ouvertes et les entretiens, ce type de trajectoire est souvent évoqué comme motif ou schème explicatif de la reconversion : l’École normale était la seule solution possible (voire pensable) afin de poursuivre des études et de changer de condition sociale.

La trajectoire suivante dans l’ordre des fréquences est ascendante puis stable (colonne – =) et concerne le quart des femmes et seulement le sixième des hommes. On retrouve souvent les explications évoquées à propos de la première trajectoire : la position d’instituteur est présentée comme un passage obligé permettant une ascension sociale par les études, la reconversion comme la possibilité de rejoindre une position socialement proche mais plus conforme aux aspirations de départ.

La trajectoire suivante dans l’ordre des fréquences est descendante puis ascendante (colonne + +) et concerne à nouveau le sixième des hommes alors que la fréquence passe de 25% à 15% parmi les femmes. Notons que ce type de trajectoires sociales, qui relève de la contre-mobilité au sens strict, est plus fréquent parmi les hommes –puisqu’il représente pour eux la deuxième fréquence et le sixième de l’effectif– alors que parmi les femmes la distribution des fréquences marginalise plus ce type de trajectoires sociales.

Il est possible d’affiner cet examen des trajectoires sociales en passant d’une échelle sociale à trois positions à la nomenclature des PCS sur six positions :

Tableau 77 : Trajectoires sociales des répondants (PCS)
Tableau 77 : Trajectoires sociales des répondants (PCS)

Ici encore, la répartition des fréquences des trajectoires sociales varie nettement selon le sexe. La trajectoire la plus courante, avec une prédominance plus marquée parmi les hommes, concerne les enfants d’ouvriers devenus instituteurs puis cadres ou assimilés. On retrouve donc l’enchaînement de deux promotions sociales que nous avons évoqué à propos des tableaux précédents. Les autres trajectoires entre PCS ne suivent pas le même ordre de fréquence parmi les hommes et les femmes. Celles qui représentent plus de dix pour cent de la population concernent les instituteurs issus des PCS 3 ou 4 reconvertis dans la PCS 3, et les institutrices issues des PCS 2 ou 4 reconverties dans la PCS 4. On remarque enfin que cette distribution est très dispersée, puisque certaines colonnes concernent de faibles effectifs et qu’elle n’est pas exhaustive, puisque la colonne "autre" concerne plus du cinquième de l’effectif.

Malgré ces limitations, le calcul sur les PCS permet de mobiliser la typologie des trajectoires sociales présentée dans la sous-section précédente :

Tableau 78 : Typologie des trajectoires sociales des répondants
Tableau 78 : Typologie des trajectoires sociales des répondants

La répartition des fréquences dans l’enquête nationale de l’INSEE (ligne FQP 70) est fort différente de celle relevée dans notre population d’enquête, mais la différence de période limite la portée des comparaisons. De plus, la définition même de notre objet fait que la position initiale est forcément la PCS 4 dans notre échantillon, ce qui limite encore les possibilités de comparaison avec un échantillon national. Notons cependant que le type de trajectoires le plus répandu dans l’enquête FQP 70 (celui des "ancrés", i.e. la situation d’immobilité sociale) est le même que celui des enquêtes plus récentes mais le moins courant dans notre population, ce qui ne peut pas étonner totalement lorsque l’on s’intéresse à des personnes qui ont toutes accompli une reconversion professionnelle...

Les cases grisées soulignent que les deux types de trajectoires les plus courants dans notre population ont des fréquences d’apparition très différentes selon le genre. Parmi les hommes, c’est le type "déracinés" qui est le plus représenté, alors que parmi les femmes c’est le type "enracinés", avec une fréquence proche de 40% dans les deux cas. Cette différence s’explique en partie par l’écart entre les destinations, les femmes se reconvertissant plus souvent que les hommes vers la PCS 4 (cf. Tableau 70 : PCS des répondants après reconversionpage 488). La colonne des "revenants" permet de retrouver le phénomène de contre–mobilité sociale que nous avons déjà évoqué : on note que, même élargie aux situations qui ne sont pas de compensation (11 et 22), la contre–mobilité concerne moins du sixième des hommes et à peine plus d’une femme sur dix.

On pourrait vouloir affiner cette étude des trajectoires sociales en remplaçant les groupes hiérarchisés et les PCS à un chiffre par la nomenclature détaillée comportant deux chiffres. Mais ce niveau de détail multiplie les cas de figures et n’est guère opératoire. Il est en revanche tout à fait possible de mobiliser les groupes de destinations professionnelles que nous avons définis à partir des réponses au questionnaire, pour s’intéresser non plus aux trajectoires sociales stricto sensu mais aux relations entre origines sociales et destinations professionnelles. C’est ce que nous ferons dans le prochain chapitre.