Les trois classes de “trajectoires sociales typiques” passant par l'institutorat

Pour composer les deux volets des données disponibles, nous suivons les propositions de Claude Dubar :

‘« On peut utiliser par exemple un modèle simplifié […] il suffit de définir des repères temporels précis (par exemple : fin des études / entrée dans la vie active / position à l’enquête) et de mesurer la position sociale de l’individu sur une même échelle (exemple : classes supérieures (S) / moyennes (M) / populaires (P)) à ces trois moments. On appellera "trajectoire objective" la suite des positions sociales occupées par un individu ou sa lignée. […] La confrontation entre ce modèle, déductif et combinatoire, et les classes obtenues inductivement par regroupement statistique permet d’aboutir à des "classes de trajectoires typiques" qui possèdent à la fois une signification théorique et une représentativité empirique. » (DUBAR 1998, op. cit. p. 77)’

En combinant nos résultats d’enquête avec notre modèle déductif (i.e. la typologie des trajectoires sociales présentée en début de chapitre) et en appliquant un calcul des tendances de fréquences, nous aboutissons à la représentation synthétique suivante :

Figure 34 : Les trajectoires sociales typiques de notre population
Figure 34 : Les trajectoires sociales typiques de notre population

Source : Le schéma de début de chapitre et l’ensemble de nos résultats, en particulier Tableau 76 : Trajectoires sociales des répondants (groupes de PCS) page 498)
Calcul des tendances de fréquence : On compare la fréquence d’un type de trajectoires avec la répartition équiprobable (un sixième, en excluant la colonne des reconversions descendantes) en prenant les seuils de 50% et 25% d’accroissement ou de diminution, on aboutit ainsi à des cases nettement plus fréquentes que la répartition équiprobable (seuil de +50%) entourées d’un trait épais sur fond gris, un peu plus fréquentes (seuil de +25%), moins fréquentes (seuil de -25%) et beaucoup moins fréquentes (seuil de –50%) tracées en gris pâle. Les chiffres situés en haut des cases indiquent le rang de fréquence de la trajectoire.
Lecture : Parmi les répondantes, 25% ont suivi une trajectoire sociale ascendante puis stable, ce qui représente un accroissement de plus de 50% de la probabilité et correspond au type de trajectoire le plus courant (ex æquo avec la trajectoire deux fois ascendante).

Dans notre population d’enquête, les deux types de trajectoires les plus courants sont soit deux fois ascendants, soit ascendants puis stables, et concernent la moitié de l’effectif. Mais la situation diffère fortement selon le genre, puisque ces deux types de trajectoires sont équiprobables parmi les femmes, alors que, chez les hommes, la trajectoire doublement ascendante domine largement avec une fréquence supérieure au tiers. En ce qui concerne l’hypothèse de contre–mobilité, on note que la fréquence de ce type de trajectoire est proche de la répartition équiprobable.

On peut donc retenir qu’un recrutement et une reconversion tous deux ascendants constituent le type de trajectoire le plus significatif de notre population d’enquête.

Ce tableau d’ensemble n’est finalement pas en contradiction avec l’analyse la plus ancienne –à notre connaissance– de la mobilité sociale des instituteurs :

‘« Mais un fait nous semble dès à présent acquis : La profession d'Enseignant Primaire n'est pas seulement le palier intermédiaire d'une mobilité ascendante, mais une sorte de "plaque tournante". Ici se rencontrent deux courants contradictoires de mobilité sociale : dans la plupart des cas, aujourd'hui encore, la profession d'instituteur représente une étape intermédiaire dans l'ascension sociale de trois générations successives, mais pour certains cette profession est une halte au cours d'une évolution régressive. » ( 259 )’

En revanche, on peut reprocher à ce type d’analyse d’être réducteur, par le recours systématique et exclusif à « cet artefact social qu’est toujours un groupe social » ( 260 ). On peut également s’inquiéter de ce type de raisonnement effectué "toutes choses égales par ailleurs" et fondé sur le postulat –hasardeux selon nous– que chacun accorde la même signification aux mouvements dans l’espace social et aux évolutions professionnelles. La simple définition de la "réussite" sociale ou professionnelle, ainsi que l’évaluation de l’attractivité de telle ou telle position sont loin de constituer de simples standards techniques que l’on pourrait unifier et donc éluder dans l’étude des parcours professionnels qui nous occupent. À ce titre, l’analyse des trajectoires sociales présentée au fil de ce chapitre peut apparaître comme “objectiviste et réductrice” :

‘« Il s’agit d’une analyse "objectiviste" des trajectoires dans la mesure où il n’est tenu aucun compte du sens subjectif que les individus attribuent à leur parcours. C’est aussi une analyse nécessairement réductrice puisque la position, à un moment donné, n’est mesurée que sur une seule échelle. » (DUBAR 1998, op. cit. page 78)’

Afin de ne pas en rester à une analyse “objectiviste” et “réductrice”, il nous faut prendre en compte le « sens subjectif que les individus attribuent à leur parcours », ainsi que les systèmes de valeurs collectifs que cela engage, en analysant les récits produits par les acteurs concernés. C’est ce que nous allons faire dans le chapitre suivant.

Notes
259.

 BERGER Ida, 1956, « Contribution à l'étude de la mobilité sociale en France : Les instituteurs » in Association internationale de sociologie, 1956, Actes du troisième congrès mondial de sociologie volume V Changements dans l'Éducation p. 50

260.

 BOURDIEU Pierre, 1994, Raisons pratiques. Sur la théorie de l'action, Seuil (p. 55)