I.1. Le poids d’une carrière

Les cycles et les crises de carrière

Parmi les évidences qu’il nous faut interroger, figure en bonne place l’explication de la mobilité professionnelle en cours de carrière par la notion de "crise" ou pour le moins d’insatisfaction professionnelle. Afin de situer les processus qui nous intéressent dans un cadre plus large, on peut les confronter avec les résultats des travaux portant sur les déroulements de carrière. Depuis la recherche fondatrice de Howard Becker portant sur les carrières des enseignants de Chicago ( 263 ), de nombreux ouvrages développant une approche biographique ont vu le jour sur ce thème. Un article de Michaël Huberman présente une étude des phases de la carrière enseignante et propose quelques questions de recherche liées au thème :

‘« Y a-t-il des "phases" ou des "stades" dans l’enseignement ? […] Est-on plus ou moins "satisfait" de sa carrière à des moments précis de sa vie professionnelle ? […] Y a-t-il des moments de crise qui touchent une population importante ? […] Qu’est-ce qui distingue, en cours de carrière, les enseignants qui finissent dans l’amertume de ceux qui finissent dans la sérénité ? » ( 264 )’

Il propose ensuite une définition de la notion de carrière, qui rejoint plusieurs éléments que nous avons déjà rencontrés à propos des itinéraires professionnels qui nous occupent : « Le développement d’une carrière est ainsi un processus, non pas une série d’événements. Pour quelques-uns, ce processus peut bien paraître linéaire, mais pour d’autres il y a des plateaux, des régressions, des culs-de-sac, des déclics, des discontinuités. ». Vient ensuite la confrontation des données d’une étude empirique avec un modèle théorique de synthèse qui présente non les moments-clés d’une “carrière-type”, mais bien plutôt des phases qui peuvent s’enchaîner de différentes manières, comme l’indiquent les flèches du schéma suivant :

Figure 35 : Les cycles de la carrière enseignante
Figure 35 : Les cycles de la carrière enseignante

Source : M. HUBERMAN op. cit. p. 8

On note sur le schéma deux périodes pouvant correspondre à une "crise de carrière” : d’une part les trois premières années de « tâtonnement » et d’autre part la “remise en question” à partir de la septième année d’exercice professionnel. On note que la ré–orientation professionnelle n’est pas envisagée par cette étude, centrée sur les enseignants qui restent en poste pour lesquels la remise en cause débouche soit sur le “conservatisme” soit sur la “sérénité”. L’objet de cette étude est la stabilisation professionnelle, dont l’auteur indique six conditions : « s’engager définitivement […] ; être nommé, avoir une stabilité d’emploi ; avoir des classes "maniables" et des rapports satisfaisants avec les élèves […] ; maîtriser les facettes pédagogiques de base […] ; réunir autour de soi un noyau de collègues "conviviaux" […] ; trouver un équilibre avec la vie de famille […] ». Cela dessine en creux toutes les situations pouvant conduire à une remise en cause et à un départ. Le regroupement des données permet de dégager quatre types d’itinéraires professionnels qui sont présentés dans le schéma qui suit :

Figure 36 : Les quatre types d’itinéraires selon M. Huberman
Figure 36 : Les quatre types d’itinéraires selon M. Huberman

Source : M. HUBERMAN op. cit.

On peut noter tout d’abord que la “diversification” peut correspondre à certaines formes de mobilité interne, ensuite que le “désenchantement” et surtout la “non–résolution de la remise en question” peuvent précéder un départ de la classe.

Les recherches de Michaël Huberman et d’autres travaux qui s’y apparentent ( 265 ) fournissent un cadre d’analyse qui se focalise sur le point de vue subjectif des enseignants et sur leurs perceptions de l’enseignement tel qu’ils le pratiquent. On doit garder à l’esprit que les études disponibles se sont intéressées aux enseignants du secondaire, dont nous avons évoqué aux chapitres cinq et six la palette restreinte de “diversification” de carrière ou d’opportunité de mobilité professionnelle. Mais, mutatis mutandis, on peut s’attendre à ce que les enseignants du premier degré ayant quitté la classe, d’une part, présentent une série de caractéristiques qui « distingue, en cours de carrière, les enseignants qui finissent dans l’amertume de ceux qui finissent dans la sérénité » et, d’autre part, qu’ils aient ressenti plus que d’autres “le malaise des enseignants”, voire qu’ils soient passés par une phase de “remise en question non résolue” que Michaël Huberman situe entre sept et vingt-cinq ans de carrière.

Examinons à présent les éléments fournis par notre enquête empirique pour confronter le cadre général d’analyse des carrières enseignantes et les spécificités de notre objet.

Notes
263.

 BECKER Howard, 1951, Role and Career Problems of the Chicago Public School Teacher, University of Chicago (édition : New-York, Arno Press, 1980)

264.

 HUBERMAN Michaël, 1989, « Les phases de la carrière enseignante : un essai de description et de prévision », Revue française de pédagogie N°86 janv. fév. mars (p.6) Voir également HUBERMAN Michaël, 1989, La vie des enseignants. Evolution et bilan d'une profession, Delachaux & Niestlé

265.

 On peut consulter par exemple BRUNET Luc & DUPONT Pol & LAMBOTTE Xavier, 1991, Satisfaction des enseignants ?, Labor – ESTEVE José & FRACCHIA Alice, 1988, « Le malaise des enseignants », Revue française de pédagogie N°84