Dans notre questionnaire, nous avons essayé de décomposer les motivations du départ et de trouver des indicateurs quantifiables qui puissent être repris par des questions fermées. Nous allons en analyser quelques aspects quantifiés, mais il convient de noter que nous avons collecté un matériau qualitatif très important sur les motivations des départs car les répondants sont souvent prolixes à ce propos dans les questions ouvertes et les entretiens. Cela ne doit pas surprendre car tous ceux qui ont quitté la classe ont été confrontés à cette interrogation, au moment du choix de la reconversion professionnelle. Nombre d’entre eux déclarent que leur recrutement comme instituteur a relevé du "hasard" ou des "circonstances", et beaucoup semblent s’être moins interrogés sur le sens de leur recrutement initial ou de leur carrière dans le premier degré que sur celui de leur reconversion. La grande majorité des répondants a effectué une reconversion volontaire, souvent choisie et préparée : chacun a donc engagé un travail réflexif et "pesé le pour et le contre" avant de concrétiser le projet de départ.
Une première question invitait les répondants à classer trois propositions générales pour caractériser leur départ :
La figure suivante indique les fréquences de choix pour chaque proposition :
Source : Analyse de la question 4.1 de notre enquête par questionnaire.
Lecture : En premier choix, 60% des répondants retiennent l’item "attrait du nouveau métier" comme motivation principale de leur départ, 25% retiennent l’item "rejet de certains aspects du métier" et 15% indiquent une autre motivation.
Nous pouvons voir que, dans une très large mesure, les répondants déclarent avoir été plus motivés par l'attrait du nouveau métier que par le rejet de certains aspects du métier d'instituteur. Cette dimension positive, dynamique du choix, ressort également très nettement dans l'analyse des réponses aux questions ouvertes et des entretiens. Dans la plupart des réponses, la motivation principale avancée par les répondants n'est pas de quitter la classe mais plutôt d’aller vers autre chose. Seulement un répondant sur quatre déclare s’être déterminé principalement contre son expérience de l'institutorat et moins d’un sur six avance d’autres raisons. Le choix de l'item "autre motivation" correspond presque toujours à une obligation, à un cas de force majeure (maladie, incapacité, impossibilité...). Il faut noter à ce propos que ce type de trajectoires est sans doute sous-représenté dans notre échantillon. Cela s’explique par les difficultés qu’il y a à contacter des personnes qui ont quitté le métier à cause d'une incapacité à faire face aux "obligations de service" ou à la suite d'une radiation. Cependant, ces reconversions professionnelles opérées sous la contrainte d'éléments extérieurs ne sont pas absentes de notre échantillon.
La question suivante invitait les répondants à détailler leur motivation, à partir d’une liste d’items concernant le métier d'instituteur et le nouveau métier :
La figure qui suit indique les fréquences de choix :
Source : Analyse de la question 4.1 de notre enquête par questionnaire.
Lecture : 68% des répondants retiennent l’item "accomplissement personnel" comme élément de motivation de leur départ.
Note : Seuls les items retenus par plus de 25% des répondants sont présentés ici. Les items en caractères gras et signalés par le signe # concernent le métier d'instituteur, les autres items concernent le nouveau métier.
On peut voir sur ce graphique que les répondants ont retenu en priorité les éléments de motivation liés au nouveau métier plutôt que ceux relevant du métier d'instituteur. Cela est cohérent avec les résultats présentés dans le graphique précédent à propos de la motivation principale de la reconversion. De plus, certains items vont par paire et, dans ce cas, les choix se portent plus souvent sur les items relatifs au nouveau métier que sur ceux concernant l’institutorat ("relations avec des adultes" 63% vs #"contacts exclusifs avec des enfants"# 35%, "variété des tâches" 64% vs #"routine"# 53%). On remarque également que le pôle personnel et relationnel est dominant puisque les items "accomplissement personnel", "routine", "autonomie", "relations avec des adultes" représentent une part dominante des choix. Le versant professionnel des motivations n'est retenu que dans une moindre mesure ("variété des tâches", "attrait du secteur d'activité", "intérêt des techniques et des connaissances").
On peut noter que les items le plus retenus pour marquer l'insatisfaction par rapport à l'institutorat dans une autre question ("relations avec l'administration", "salaire"...) ne sont choisis que par une faible part des répondants à propos des motivations de leur reconversion.
On peut compléter cette étude des “raisons d’agir” par l’analyse des types de choix et des éléments de motivation en fonction des différents paramètres de notre population :
Lecture : Parmi les répondants, 31% des femmes et 14% des hommes retiennent l’item "charge de travail, fatigue" comme élément de motivation.
Note : Seuls les items présentant des variations marquées selon le genre sont présentés ici (seuil de 25%).
Les deux seuls items choisis plus souvent par les femmes que les hommes concernent l’exercice quotidien du métier ("charge de travail, fatigue" et "contact exclusif avec des enfants"). On retrouve ainsi des différences selon le genre dans le rapport au métier et les postures professionnelles qu’ont soulignées plusieurs études portant sur l’enseignement du premier degré ( 266 ).
Globalement, les répondants ne rejettent pas leur métier d’origine, puisque les items correspondant à des difficultés dans l’exercice du métier sont très peu retenus ("relations avec l'administration", "relations avec les parents", "relations avec les élèves"). Ces motifs, et particulièrement les relations avec les élèves figurent même en tête des items barrés le plus fréquemment par les répondants :
Source : Analyse de la question 4.1 de notre enquête par questionnaire.
Lecture : 32% des répondants rejettent l’item "relation avec les élèves" comme élément de motivation de leur départ.
Note : Seuls les items retenus par plus de 20% des répondants sont présentés. Les variations selon le genre sont peu marquées et ne sont donc pas présentées ici.
D’ailleurs, dans les questions ouvertes, les critiques émises par les répondants se concentrent sur la hiérarchie (inspecteur, et, dans une moindre mesure, directeur) puisque les difficultés avec les élèves ne sont signalées que par quelques personnes. Une personne écrit par exemple : « je trouvais l'atmosphère école primaire ( entre collègues ) étriquée, sans grande ambition, et j'avais besoin d'autre chose ». Le soulignement du terme "entre collègues" est symptomatique, nous semble-t-il, du soin pris par la grande majorité des répondants à signifier avec force que si beaucoup de problèmes existent dans l'école, il convient d'en exclure absolument les élèves. La hiérarchie pouvait se montrer pesante et incompétente, les collègues routiniers, les parents d'élèves velléitaires, interventionnistes ou démissionnaires mais “les gamins” étaient parfaits. Du moins, si certains élèves étaient "difficiles" ou "durs", les enfants sont inattaquables et leur critique semble être un tabou parmi les répondants. Est-ce un ancien réflexe "d'instit" ?... ou une façon de dire que l'on n'était pas incompétent au point de se plaindre des élèves avec lesquels on aurait peiné à établir une relation éducative harmonieuse ? Car il est sûrement plus facile –même dans l’après-coup– de critiquer l’environnement professionnel de l’école primaire que de reconnaître des difficultés personnelles à propos du "point d’honneur" des enseignants que sont les relations avec les élèves.
L'analyse des réponses portant sur les motivations avancées par les acteurs montre qu'ils ne se rangent pas parmi les "instituteurs malgré eux" et refusent l'idée –fortement reprise depuis longtemps– selon laquelle « même en pleine période de chômage, on ne monte plus qu'à reculons sur l'estrade de la communale...» ( 267 ). À la lecture des réponses des participants à notre enquête, leur reconversion professionnelle ne peut pas être interprétée comme une fuite ou un abandon. Ils restent très perméables à une vision de l'excellence professionnelle liée à "l'amour des enfants" qui domine chez les instituteurs en poste ( 268 ).
De plus, annoncer un "mal-être" dans la position d'instituteur revient à reconnaître une situation d'échec personnel, ou pour le moins des difficultés impliquant une remise en cause de ses propres aptitudes. Et finalement, l’élément de motivation qui ressort le plus souvent des réponses aux questions ouvertes et des entretiens est le sentiment diffus de routine, l'impression de ne pas « aller au bout de ses (in)compétences » ( 269 ). Une réponse illustre bien ce désir d'accomplissement personnel pouvant naître d'une situation (trop) bien établie et ne comportant pas (ou plus assez) de défi à relever :
‘« J'avais besoin de changement : j'étais bien, à trois pas de chez moi, me voyant partie jusqu'à la retraite, j'ai eu très peur... Il est peut-être intéressant de noter que ma reconversion s'est produite alors que je me sentais particulièrement bien dans l'école où j'étais en poste. Je n'ai rien fait de concret pour changer de profession quand j'en avais particulièrement marre (seulement une mutation). » (réponse à une question ouverte)’La dégradation des conditions d’exercice du métier d’instituteur est souvent invoquée comme un facteur évident d’augmentation des départs en cours de carrière. Les difficultés à exercer sont malcommodes à mesurer, et leur influence sur le taux de départ l’est encore plus. De surcroît, cet aspect semble conduire plus souvent à mettre en œuvre des “stratégies de survie” ( 270 ) que des réorientations de carrière.
Dans son livre L’ère des enseignants ( 271 ), Monique Hirschhorn développe une analyse du métier d’enseignant qui prend en compte les contraintes structurelles mais s’attache surtout à détailler l’expérience vécue par les acteurs individuels. Une des hypothèses fortes de l’ouvrage est que les effets de position qui distinguent les catégories d’enseignants sont moins importants que les effets de système qui les rapprochent.
L’auteur présente les années 1960-1980 comme « l’ère des enseignants » et nous propose trois modèles normatifs permettant de situer l’action individuelle des enseignants. Chaque modèle est présenté comme une « exigence avec laquelle on est plus ou moins en conformité » et l’auteur distingue trois figures : le magister, le pédagogue et l’animateur, à partir des valeurs centrales du savoir, de l’élève et de l’établissement. Ces modèles concurrents présentent un coût d’adhésion et l’auteur présente les stratégies défensives développées par les enseignants. Ces comportements peuvent prendre la forme de réduction des coûts d’adhésion mais également de stratégies de fuite et aller jusqu'à l’anomie. La fin de « l’ère des enseignants » serait marquée selon l’auteur par la montée de comportements utilitaristes d’enseignants pour qui aucun modèle n’est crédible.
Ces « enseignants anomiques » visent à réduire au strict minimum leur engagement professionnel pour que les avantages du métier l’emportent sur ses désagréments. Pour les enseignants relevant de l’anomie, aucun des trois modèles n’est crédible. On aboutit ainsi à un relativisme généralisé qui débouche sur « l’utilitarisme » dans lequel la rationalité axiologique de l’acteur s’efface au profit de la seule rationalité instrumentale (en reprenant la distinction faite par Max Weber entre rationalité en finalités et rationalité en valeur). On aboutit à un affaiblissement de l’image de soi et à une dévalorisation générale du métier. L’autonomie des enseignants et des équipes –qui est un trait marquant des dernières décennies– constitue une charge insupportable pour les enseignants anomiques qui cherchent à rétablir l’hétéronomie afin de limiter leur engagement personnel.
Dans ce cadre, les dispositifs défensifs sont nombreux, à commencer par la maladie qui est à la fois conséquence et solution. La réduction de l’implication se traduit par une pratique routinière se limitant au respect de normes formelles minimales et par une définition formaliste du métier. L’exercice de la fonction enseignante est organisé pour instaurer un modus vivendi dans la classe autour d’un « laxisme tempéré » qui atténue les attentes des élèves en limitant les exigences professorales. Le choix des lieux d’exercice relève de la même logique, en évitant aussi bien d’avoir un trop bon public qu’un trop mauvais (pour se dérober à l’engagement rendu nécessaire soit par le fort niveau d’exigence des "bons" publics, soit par les difficultés des élèves issus de milieux moins consuméristes).
Ainsi, lorsqu'un enseignant a le plus de "raisons objectives" de quitter la classe, il semble ne pas en avoir vraiment les moyens . Et l’on peut faire l’hypothèse que ce ne sont pas les enseignants les plus "mal en place" qui s'en vont, mais ceux qui disposent des ressources nécessaires (ou du moins ceux qui s’en donnent les moyens). C’est ce que remarque fort judicieusement Sophie Ernst à propos de Christine Bravo, qui apparaît dans son livre de souvenirs comme « assez énergique pour vivre positivement cette expérience d’institutrice, et pour en sortir à la première occasion » ( 272 ). C’est également ce qu’indique ce répondant à notre enquête, en réponse à une question ouverte : « Je suis à la fois heureux d’avoir exercé cette profession pendant plus de quinze ans et fier d’avoir eu l’énergie nécessaire pour passer à autre chose. ».
Il est possible de compléter cet aspect en examinant le bilan que les répondants tracent de leur situation professionnelle au moment de l’enquête. Une question invitait les répondants à comparer leur position professionnelle au moment de l’enquête avec leur expérience dans le premier degré :
Le schéma suivant indique les principaux résultats du dépouillement des réponses à cette question :
Source : Analyse de la question 5.5 de notre enquête par questionnaire.
Lecture : 3% des répondants jugent négativement leur profession au moment de l’enquête par rapport au métier d’instituteur pour l’item "intérêt et variété des tâches", 8% émettent un jugement mitigé et 86% un jugement positif.
Notes : Les items "stimulation, motivation" et "accomplissement personnel" ne figurent pas dans le schéma, car ils correspondent à une distribution des réponses très proche de celle de l’item "intérêt et variété des tâches". Les variations selon le genre sont peu marquées et ne sont donc pas présentées ici. Les non-réponses ne sont pas indiquées, ce qui explique que les totaux ne sont pas égaux à 100%.
On remarque que les grandes tendances de ce bilan du parcours de mobilité confirment largement les observations que nous venons de faire sur "ce qui pousse" et "ce qui tire" un enseignant hors de sa classe, ainsi que le caractère choisi et assumé que revêt la grande majorité des mobilités professionnelles qui nous occupent. Le jugement global et trois items ("stimulation, motivation", "accomplissement personnel" et "intérêt et variété des tâches") correspondent à un jugement négatif ou mitigé pour seulement un répondant sur dix. Si l’on observe les items qui divergent de ce satisfecit global, on remarque qu’ils correspondent aux conditions de travail (jugées plus difficiles par 38% des répondants) et surtout aux horaires pour lesquels près des trois quarts des répondants émettent un bilan négatif ou mitigé.
En somme, si l’on comprend bien ces réponses prises globalement, le bilan de presque tous les répondants pourrait se résumer par une formule du type de celle-ci : « aujourd’hui je travaille plus et plus longtemps qu’avant, mais je suis satisfait d’avoir quitter la classe ».
Après l’étude des “raisons d’agir” que nous venons de mener à partir des réponses de notre enquête par questionnaire, nous allons passer dans la section suivante à l’analyse des argumentaires produits lors des entretiens.
Voir en particulier MARESCA Bruno, 1995, « La représentation du métier chez les instituteurs », Éducation & Formations N°41
Bernard P., « Instituteurs malgré eux », Le Monde, 11/2/1987
Collonges G. & Poulette C., 1992, « Devenir enseignant ? Représentation d’un métier et modalités de la préférence professionnelle », Revue du Centre de recherche en éducation de Saint Etienne N°5
A propos des incompétences qui mènent à tout, voir Peter L.J. & Hull R., 1970, Le principe de Peter, Stock
WOODS Peter, 1977, « Les stratégies de survie des enseignants », in FORQUIN Jean-Claude, 1997, Les sociologues de l'éducation américains et britanniques, De Boeck (première édition : « Teaching for Survival » in WOODS P. & HAMMERSLEY M., 1977, School Experience, Croom Helm)
Hirschhorn Monique, 1993, L’ère des enseignants,puf : chap. 5 « les comportements professionnels » pp.227-239
ERNST Sophie, 1996, « Le métier d’instituteur : quelles images réalistes pour un héroïsme prosaïque ? "Maîtresse à Belleville" (Christine Bravo, 1984, Ramsay) », Étapes de la recherche N°36 INRP