II.1. Acteur et personnage

Dans les transcriptions d’entretiens reproduites en annexes, on peut pointer de nombreux extraits qui ne décrivent pas l’itinéraire professionnel mais se référent directement à la situation d’entretien. À de nombreuses reprises, les répondants formulent des remarques méta–linguistiques sur leur propre récit en cours d’élaboration, ils prennent de la distance avec ce qu’ils viennent de dire. Parfois, ils commentent la situation d’entretien et leur façon d’y participer, ils cherchent à redéfinir le sens de l’interlocution, voire travaillent à contrôler l’interaction sociale instaurée par l’entretien.

Tableau 79 : Extraits d’entretiens commentant l’entretien lui-même
–le dire dans l'appareil c'est pas facile mais– (P12.5) –bon, vous gardez ça pour vous sur la cassette mais...– (P11.3) en toute immodestie je dis ça (P15.1) –je ne devrais pas le dire, surtout pas là-dedans– (P16.2) –ça fait rien si c'est immodeste ce que je dis– (P17.1) Voilà, je fais une réponse complètement à côté (P21.2)
je ne veux pas cracher dans la soupe (A3.5) C'est interne, je devrais pas le dire devant le micro mais moi, je veux bien, je suis transparent (A6.8)
dans mon histoire, enfin l'histoire que j'ai retracée (P20.1)
Source : Transcriptions des entretiens

On remarque que les extraits du tableau prennent souvent la forme d’une incise, d’une remarque apportée en plus de l’énonciation principale : il s’agit, en quelque sorte, d’indications fournies de surcroît par le locuteur, dans les marges du récit de son itinéraire professionnel.

Dans la première série d’extraits, le locuteur se positionne en tant que participant à une enquête, et se présente comme un informateur zélé. Il donne des gages de bonne volonté et indique que –quoi qu’il en ait– il tient à s’engager complètement dans la situation d’entretien et à répondre en toute sincérité et sans fausse modestie. Dans la deuxième série, le locuteur indique que, pour répondre sans faux–semblant, il va transgresser une autre règle de la bienséance en critiquant son groupe d’appartenance actuel. Ainsi, il s’efforce de fournir le témoignage le plus complet et le plus fidèle possible, sans rien cacher (pas même ce qui est « interne » à un milieu professionnel, c'est-à-dire les aspects confidentiels de "l’arrière-boutique") et il déclare finalement « je suis transparent ». Dans la troisième série, le locuteur met à distance ce qu’il dit en opérant une distinction entre son itinéraire professionnel (« mon histoire ») et le récit qu’il en propose (« enfin l'histoire que j'ai retracée »), montrant ainsi qu’il n’est pas prisonnier de son récit et reste capable de le mettre à distance.

Parfois, les incises ne sont pas seulement des commentaires sur le déroulement de l’entretien, mais cherchent à en prendre le contrôle, par de discrètes inflexions visant à faire du chercheur « un sujet manipulé » ( 274 ). Une illustration exemplaire peut être trouvée dans cet extrait de l’entretien de Daniel : « à force de relire des rapports d'inspection qui n'ont jamais fait changer les maîtres, car il y a des cimetières de rapports d'inspections –comme il y a des cimetières de thèses– ». Que signifie au juste le parallèle qu’il établit –incidemment et pour ainsi dire à la dérobée– entre les « cimetières de thèses » et les « cimetières de rapports d'inspections » dont il vient de parler ?

D’une part, il se dédouane vis-à-vis de son groupe professionnel actuel en indiquant que les inspecteurs ne sont pas les seuls à produire des textes qui peuvent rester lettre morte, et tempère ainsi son zèle d’informateur de l’enquête en restaurant son affiliation professionnelle.

D’autre part et surtout, il prend le contrôle de la situation d’interaction et profite d’un développement sur le métier d’inspecteur pour glisser discrètement une incise visant la personne du chercheur et destinée à le "remettre à sa place". En effet, exposer les difficultés du métier d’inspecteur, c’est, indirectement, remettre en cause le bien-fondé du choix biographique du locuteur et la valeur de son itinéraire d’instituteur devenu inspecteur. Aussi l’évocation –insidieuse serions-nous tenté d’écrire à titre personnel– des « cimetières de thèses » établit un parallèle entre deux choix biographiques, et permet ainsi de restaurer l’équilibre entre interlocuteurs. Par cette remarque incidente, le locuteur transfère ses doutes concernant son itinéraire professionnel d’instituteur devenu inspecteur vers le choix d’un instituteur "entré en thèse".

On remarque que ce type d’argumentaires concourt, comme ceux qui ont été analysés au chapitre trois, à l’élaboration de la présentation de soi. Mais nous sommes passés de l’analyse d’un récit sur soi produit en entretien à l’étude d’entretien de recherche en tant que situation d’interaction sociale à part entière. Il s’agit donc d’une démarche s’inspirant des travaux d’Erving Goffman qui analysent la “présentation de soi” en situation, c'est-à-dire dans l’action et au cours des interactions sociales. Et l’on peut rappeler à ce propos la distinction établie par Erving Goffman entre la notion d’acteur et celle de personnage :

‘« On a implicitement dégagé ici deux dimensions fondamentales dans la personnalité individuelle : l’acteur, artisan infatigable des impressions d’autrui, engagé dans d’innombrables mises en scènes quotidiennes ; le personnage, silhouette habituellement avantageuse, destinée à mettre en évidence l’esprit, la force et d’autres solides qualités. » ( 275 )’

Nous devons retenir qu’un récit biographique n’est pas seulement la description d’un parcours biographique, mais constitue également une élaboration symbolique produite par un « acteur, artisan infatigable des impressions d’autrui » et visant à camper un « personnage, silhouette habituellement avantageuse ».

Dans ces manières de raconter son cheminement professionnel, nous faisons l’hypothèse que l’on peut retrouver traces des “manières d’être au métier” du locuteur, c'est-à-dire sa façon d’envisager son métier, de le considérer ou d’en parler, ses projets et ses anticipations de l’avenir, sa conception d’une carrière professionnelle réussie, son implication affective ou sa “distance au rôle” et tous les éléments similaires que nous proposons d’appeler "le rapport au métier" ou, d’une manière plus générale, "la posture biographique".

Notes
274.

 PINÇON Michel & PINÇON-CHARLOT Monique, 1997, Voyage en grande bourgeoisie. Journal d'enquête, PUF

275.

 GOFFMAN Erving, 1973, La mise en scène de la vie quotidienne t1 La présentation de soi, Les Editions de Minuit, p.238 (souligné par l’auteur)