Face à ces descriptions de déroulements, à ce récit un peu "froid" de la carrière rencontré dans les deux premières classes, la classe 3 relève d’un discours "chaud" qui restitue une expérience intime et développe des jugements de valeur. On trouve dans cette façon de raconter son cheminement beaucoup de verbes, d’adjectifs et d’adverbes utilisés pour porter des jugements, indiquer des impressions ou exprimer des émotions. Il s’agit de discours sur le métier d’origine portant principalement sur l’excercie quotidien du métier, les pratiques de classe, les relations professionnelles et le recrutement initial.
Nous avons intitulé cette classe le métier d’instit, pour traduire ce rapport –affectif et parfois passionnel– au métier d’origine. Elle représente 50% des énoncés retenus, ce qui en fait la classe la plus importante en volume. Le message dominant est celui de l’engagement personnel, pas toujours laudateur, mais toujours impliqué : « On faisait des stages avec des gens qui nous sortaient leur cahier journal (je pense que vous l'avez entendu cinquante fois) leur cahier journal : alors, voilà, tu vois mon petit, tu fais bien tes prep' aujourd'hui et elles vont te servir pendant dix ans… et c'est vrai qu'à vingt ans, pour des gens comme nous, ce n'était pas possible. » On retrouve cette implication de la personne dans le vocabulaire spécifique et les catégories puisque la classe 3 est caractérisée par la présence significative des marqueurs de modalisation, des marqueurs de la personne, des interjections, des mots dénotant la famille, des démonstratifs, indéfinis et relatifs. Les marqueurs de modalisation sont particulièrement représentatifs de ce type de discours, et l’on retrouve de nombreuses formes du type « je pense qu’il faut… » « je crois que… » « il est possible que… ».
La faible présence des marqueurs d’une relation discursive et du mot “je” n’est pas contradictoire avec ces caractéristiques, car —ainsi qu’on peut le voir dans les extraits spécifiques de la classe— le discours sur le métier et l’expérience de l’institutorat fait très souvent référence aux collègues, aux “instits” que l’on a fréquentés. En effet, le répondant, pour donner son opinion personnelle sur le métier, utilise très souvent un discours indirect et porte des jugements de valeur –positifs et négatifs– sur tel ou tel collègue (ou type de collègues). En quelque sorte, pour parler de lui –exercice toujours difficile et souvent périlleux !– le répondant fait souvent référence soit à des parangons de vertu pédagogique, soit à de déplorables exemples d’inadaptation professionnelle qu’il a côtoyés dans le métier : « Moi, ça m'a poussé. Et je me dis quelque part que c'est un problème de la profession parce que je vois beaucoup de gens qui font… Voilà, je pense que c'est un métier… Il faut le faire en ayant envie de le faire, parce que si on le fait sans avoir envie de le faire, on n'est pas bon, on n'est pas efficace. »
D’autre part, l’absence significative du registre temporel et des auxiliaires correspond à un discours au présent ou sur un mode intemporel : contrairement à la classe 1 dans laquelle le répondant raconte les modalités et les événements de sa carrière d’instituteur, la classe 3 correspond plutôt à des confidences ou à des jugements de valeur dans lesquelles —comme le disent de nombreuses personnes lors des entretiens et dans les réponses aux questions ouvertes— « là, c’est l’instit qui parle » (y compris dans les discours sur les collègues) : « Mais, aujourd'hui, quand je vais inspecter, c'est le pédago qui parle. Et puis vraiment, c'est le pédago qui parle. Quand je discute avec les gens, je n'impose pas d'opinion, mais je me dis, dans la phase d'observation : si j'avais été à sa place, qu'est-ce que j'aurais fait ? »
On est donc loin de la gestion rationnelle de la carrière et du rapport instrumental au travail que nous avons rencontrés dans les classes lexicales précédentes. Ici, plus question de carrière ou de stratégie, mais de métier, au sens fort du terme, et l’on se trouve face à des discours de "gens de métier" qui demeurent souvent, malgré leur départ, des "gens du métier". Cette "posture biographique" est marquée par l’engagement personnel et les liens de l’affiliation –même critique– au groupe professionnel (d’appartenance et d’origine). Ce type de rapport au travail relève d’une forme de “subjectivation au travail” et de “recherche de reconnaissance” que Florence Osty désigne comme le “désir de métier” :
‘« […] la résurgence d’un désir de métier […] convoque l’expérience de métier comme une opportunité de subjectivation au travail. Le désir de métier correspond à une intense dynamique de construction d’une identité au travail dans l’entreprise et s’inscrit dans une filiation ancestrale des gens de métier, cherchant à travers la production d’une œuvre, les voies d’un accomplissement de soi. » ( 278 )’OSTY Florence, 2003, Le désir de métier. Engagement, identité et reconnaissance au travail, Presses universitaires de Rennes (p.233)