L’opposition entre récit et discours se trouve donc incarnée dans notre corpus par des récits distanciés à la première personne dans les classes 1 ou 2 et par des discours engagés ayant recours à des exemplifications et une sorte d’énonciation indirecte balançant entre le “nous” et le “ils” dans la classe 3. Malgré ces particularités, il nous semble que l’on retrouve les caractéristiques essentielles des deux types d’énonciation à travers la prise de distance du registre descriptif d’une part, versus la personnalisation et la modalisation d’autre part. Et l’on peut rappeler ici la manière dont Norbert Elias caractérise l’engagement et la distanciation :
‘« Quand Paul parle de Pierre, il dit toujours également quelque chose de lui-même. La proposition de Paul est "engagée" lorsque, en elle, ses caractéristiques propres éclipsent celles de Pierre ou, plus généralement, lorsque, dans la proposition, les particularités structurales de celui qui perçoit dominent celles du perçu. Lorsque la proposition de Paul commence à nous en dire plus sur Pierre que sur lui-même, l’équilibre commence à se modifier en faveur de la distanciation. » ( 279 )’C’est ce type d’opposition que nous avons cherché à traduire sur l’axe horizontal de représentation en utilisant les titres “distance” et “engagement” pour caractériser chaque extrémité. Il convient de rappeler que ces deux pôles ne correspondent pas à des types "purs" de témoignages, et encore moins de témoins. Simplement, les traitements statistiques effectués par l’analyse lexicale nous aident à distinguer deux pôles d’opposition, que nous avons rattachés aux propositions émises par les témoins que nous avons rencontrés. Il ne s’agit pas de dresser une typologie rigide des personnes, mais de caractériser des tendances qui, parfois, cohabitent dans une même biographie :
‘« On ne peut, de manière absolue, qualifier l’attitude d’un être humain de distanciée ou d’engagée (ou, si l’on préfère, de "rationnelle" ou "d’irrationnelle", "d’objective" ou de "subjective"). Seuls les nourrissons et, parmi les adultes, seuls peut-être les malades mentaux sont si totalement engagés dans leur comportement et leur manière de ressentir les événements qu’ils s’abandonnent sur-le-champ et sans réserve à leurs sentiments ; d’un autre côté, c’est seulement chez eux que l’on trouve une distanciation absolue, un retrait complet des sentiments par rapport aux événements qui les entourent. D’ordinaire, le comportement et le vécu des adultes se situent sur une échelle à un point intermédiaire entre ces eux extrêmes. […] Ils peuvent aussi se décaler vers un côté ou l’autre en fonction de l’augmentation ou de la diminution de la pression sociale ou psychique. […] La possibilité de toute vie de groupe ordonnée repose sur l’interaction, dans la pensée ou l’activité humaines, d’impulsions dont les unes tendent vers l’engagement et les autres vers la distanciation. Ces impulsions se tiennent mutuellement en échec. Elles peuvent entrer en conflit les unes avec les autres, lutter pour la prééminence ou passer des compromis et se combiner selon les proportions et les formes les plus diverses. » ( 280 )’Ainsi comprise, l’analyse des entretiens permet de faire émerger deux types de rapport au métier et à la mobilité professionnelle, correspondant à deux orientations principales des "postures biographiques". D’un côté, on est destinataire d’un discours produit par un individu qui a été instituteur et qui a souvent l’impression de « faire encore partie de la maison », qui reste touché personnellement par les qualités et par les défauts –réels ou putatifs– des “pédagos”. De l’autre côté, on a un récit énoncé par quelqu’un qui a exercé le métier d’instituteur mais qui « a coupé le cordon » ou « a viré sa cuti ». Et l’on retrouve l’opposition entre deux façons d’assumer sa première appartenance professionnelle, présentée dans le chapitre trois à propos de la revendication de l’affiliation à l'institutorat. La classe 3 correspond à quelqu’un qui se vit et qui se présente comme un instituteur devenu cadre (ou toute autre profession actuelle) alors que dans les classes 1 et 2 on se présente plutôt comme un cadre ayant été instituteur (en ajoutant parfois « dans une autre vie… »).
Après les “raisons d’agir” étudiées dans la section précédente et les “lignes de vie” que nous venons d’examiner à travers les entretiens, il convient de confronter les éléments disponibles sur les "mobiles des mobiles" afin d’accéder à un niveau de généralisation plus élevé. C’est ce que nous allons faire dans la section suivante, à partir de la notion de "configurations".
ELIAS Norbert, 1993, Engagement et distanciation, Fayard (première édition 1983) page 64
ELIAS Norbert, 1993, Engagement et distanciation, Fayard (première édition 1983) pp 9-10