“Stratège”, une audace bien tempérée

Marc : une solution de repli

Marc a donné tous les signes d’une participation active à notre recherche (réponse rapide et détaillée au questionnaire postal, accompagnée de l’acceptation d’un entretien sur sa carte de visite professionnelle). Il n’a pourtant pas été facile de trouver avec lui un moment de disponibilité, et, au moment convenu, un rendez-vous extérieur a failli ajourner notre rencontre. C’est donc surchargé de travail qu’il nous a reçu dans les locaux de l’institut de formation qu’il dirige. Pourtant, son accueil a été cordial et sa participation attentive. L’entretien s’est déroulé dans son bureau directorial, à la fin d’une journée du début des vacances (celles des étudiants, pas du directeur). Durant tout l’entretien, Marc s’est beaucoup impliqué dans ses réponses, mais il a répondu avec aisance et sans donner de signes de trouble. À de nombreuses reprises, il s’est distancié de son discours en faisant des remarques incidentes, en proposant des analyses et en faisant référence à des travaux de recherche. Son récit terminé, il a renversé les rôles avec beaucoup de maîtrise pour mener un entretien –serré– durant lequel il nous a longuement interrogé sur la problématique générale de notre recherche et sur l’état d’avancement de la thèse…

Au moment de l’entretien, Marc est âgé de 44 ans et exerce les fonctions de directeur d’un institut de formation de travailleurs sociaux. Ses origines familiales sont plutôt favorisées et de nombreux membres de sa famille sont liés à l’enseignement, comme il le relatera en détail durant l’entretien (en fait, il parlera à plusieurs reprises de sa mère ou de ses parents, voire de membres éloignés de sa famille du côté maternel, mais jamais de son père). Ayant été un lycéen brillant et précoce, Marc est inscrit en première année de médecine qui constituait « une sorte de continuité ». Après deux premières années en PCEM infructueuses (par manque de travail car il a fait « bien d’autres choses en même temps » précisera-t-il dans l’entretien) il abandonne la médecine et se réoriente vers les sciences humaines malgré la réprobation de ses parents. Il obtient une licence de philosophie et une licence de sociologie. Pour gagner sa vie, il assure des cours d’initiation au français destinés à des travailleurs immigrés d’une grande entreprise. Sous la double influence de ce qu’il nomme le « roman familial » du côté maternel et de sa conjointe, maîtresse auxiliaire (et doctorante) en lettres, ainsi que face à la nécessité de « gagner un peu mieux sa vie », Marc passe le concours de recrutement d’instituteurs de niveau baccalauréat.

Il intègre alors une École normale d’instituteurs de la région parisienne, dans laquelle il suit une formation initiale en deux ans. Ces deux années de formation professionnelle, qu’il juge « passionnantes », seront entrecoupées par son service militaire. En deuxième année, son stage pratique de trois mois dans une classe de CP est marqué par un conflit avec la directrice de l’école primaire et la directrice de l’École normale, qui intervient pour le rappeler à l’ordre (hiérarchique). Marc « n’a rien cédé » grâce à l’évaluation positive émise par les professeurs de l’École normale. Suite à ce premier contact mitigé avec le métier, et ne se sentant pas attiré par l’exercice ordinaire dans une classe primaire, Marc postule dès la fin de sa deuxième année d’École normale pour la formation préparant au CAEI. Il enchaîne donc une troisième année de formation spécialisante dans le cadre de la préparation au CAEI, option éducateur en internat. À l’issue de cette seconde formation professionnelle initiale, qu’il vit aussi positivement que la première, il est nommé sur un poste d’instituteur en internat qu’il quitte au bout de quinze jours sur sa demande auprès de l’inspecteur. Il exerce ensuite pendant deux années scolaires les fonctions d’instituteur spécialisé sur un poste dans un hôpital de jour et un "inter-secteur infanto-juvénile".

Ayant le sentiment de rester en deçà de ses possibilités dans ses fonctions d’instituteur –au demeurant fort distantes de la position standard–, il reprend ses études et obtient une maîtrise puis un DEA de sociologie. Après avoir vainement cherché des possibilités d’évolution professionnelle dans le cadre de l’Éducation nationale, il postule auprès de « toutes les écoles d’éducateurs de France » et obtient un emploi de formateur dans un institut de formation du travail social situé dans le sud de la France. Après avoir exercé pendant sept ans les fonctions de formateur puis d’assistant de direction, il quitte le secteur de la formation au travail social à cause, en autres raisons, d’un conflit avec le directeur. Il prend alors la direction d’une mission locale pour l’insertion des jeunes. Au bout de deux ans, Marc revient dans le secteur de la formation et change de région pour prendre la direction d’un centre de formation de travailleurs sociaux. Cette direction est le poste qu’il occupe depuis six ans au moment de l’entretien.

Parmi les traits significatifs permettant de distinguer cette figure de la précédente –voire de les opposer– on remarque en premier lieu que l’affiliation au groupe professionnel est beaucoup moins forte que précédemment. Les modalités de recrutement sont marquées par une forte “sur-qualification”, puisque, lorsque Marc postule à un concours de niveau baccalauréat, il est titulaire de deux licences. Les conditions d’accès sont marquées par une famille d’origine nettement favorisée, pour laquelle l'institutorat ne constitue en rien "un rêve inaccessible", mais, tout au plus, une “solution de repli”. Notons cependant que le recrutement comme instituteur, bien qu’il ne corresponde pas au projet des parents, n’est pas dévalué outre mesure, car il a permis d’éviter le pire et présente à leurs yeux l’avantage de la stabilité et du choix de la raison : « J’avais déjà gâché quelque chose en arrêtant, en ne pouvant pas continuer médecine et en faisant de la socio, de la philo, bon, qui pour eux, étaient… C’était les gauchistes, les artistes… (…) du coup, c’était clairement : "il sera instit, il sera casé, bon par rapport à la fac, il va se ranger un petit peu" ». Mais, dans ce cas, l'institutorat n’est qu’un pis-aller, permettant seulement d’échapper aux incertitudes encourues dans des domaines ne constituant pas une filière professionnelle rassurante aux yeux des parents ( 287 ).

La relative faiblesse de l’affiliation au groupe professionnel est également liée à une carrière courte dans l'institutorat, qui s’exerce, de surcroît, dans des postes marginaux de l’enseignement spécialisé, très loin de la position standard. On peut remarquer que cette carrière d’instituteur débutant directement dans l’AIS ne correspond pas aux règles administratives, qui réservent –en principe– les formations spécialisantes aux enseignants ayant exercé au moins cinq ans en classe ordinaire. Marc a “effectué des démarches” pour bénéficier sans délai de cette formation, non seulement pour accéder à un secteur “en lien avec les études de sociologie”, mais aussi pour prolonger sa formation et échapper ainsi à l’exercice ordinaire du métier d’instituteur, qui constitue le débouché normal de l'École normale.

Marc –en digne représentant des “nouveaux normaliens”– dit son admiration de certains des professeurs de l'École normale (ceux qui interviennent à l’université, voire à l'École normale supérieure), mais, en revanche, il entre en conflit avec les représentants de l’autorité institutionnelle ou hiérarchique, et manie l’humour avec beaucoup de causticité :

« Il y avait vraiment un contraste saisissant entre un certain nombre d’enseignants qui étaient des gens intéressants, passionnants, qui avaient aussi un rapport… des relations pédagogiques tout à fait positives, et puis la direction de l’École normale qui était désuète. C’était des vieilles rombières qui étaient en fin de carrière ! <rire> Je ne sais pas d’où elles venaient mais c’était… Bon, à l’époque je m’en fichais complètement. »

[…]

« Donc c’était un stage de trois mois à l’époque […] j’en avais profité pour expérimenter un peu à ma façon des méthodes pédagogiques etc. qui n’avaient pas du tout été appréciées par la directrice de l’école et par l’inspecteur de l’époque, qui m’avaient cassé du sucre sur le dos. Ce qui m’avait valu… <rire> cette affaire ! c’est marrant… Je me souviens, j’avais écrit une lettre à la directrice de l’école après la fin du stage. Parce que les profs de l’École normale qui étaient venus en visite […] m’avaient dit "qu’est-ce qu’elle vous a dit ?" […] J’avais été convoqué dans une espèce de commission de discipline par la directrice de l’École normale […] Ils m’avaient demandé de m’excuser auprès de la directrice de l’école, j’avais refusé. Et puis comme j’avais été soutenu par les profs d’École normale qui avaient trouvé très bon ce que j’avais fait <rire> du coup, j’en suis sorti avec les honneurs <rire> Et bon, je n’avais pas cédé d’un pouce ! »

[…]

« Alors, si vous voulez, quand le poste a été créé, moi j’ai vu débarquer –enfin débarquer… c’est peut-être péjoratif– j’ai vu arriver, trois mois après, une conseillère pédagogique… qui était venue voir comment je travaillais etc. Et puis après, il y a eu l’inspecteur… spécialisé qui est passé faire un tour, aussi. Et puis il a fallu que je passe mon CAEI à la fin de la première année, que je passe l’examen, ils étaient venus… Alors… pour résumer sur cette expérience-là, moi, c’est quelque chose, moi je vous l’ai dit, ça m’a beaucoup passionné, parce qu’à la fois c’était… Bon, et puis j’avais pas mal bossé théoriquement, j’avais essayé de trouver les quelques ressources –il y en avait très peu au niveau théorique sur la psychopédagogie de l’enfant psychotique– j’avais utilisé une méthode de rééducation de… comment elle s’appelait ? c’est de […], qui a écrit un bouquin sur la rééducation les enfants déficients. »

[…]

« [Dans l’établissement spécialisé accueillant des adolescents psychotiques] je crois que j’avais été bien apprécié sur le plan professionnel. Il y avait juste eu un petit couac au moment du CAEI, que j’ai eu, mais même si ça m’a semblé… Alors là pour le coup, je me suis dit : "alors là, vraiment, l’Éducation nationale déraille complètement" parce que… Et bien, des enfants psychotiques –quand on les côtoie un petit peu– c’est des enfants avec une anxiété folle. Alors, <rire> ils s’étaient installés, il y avait la conseillère pédagogique, il y avait une instit spécialisée, il y avait l’inspecteur de l’Éducation nationale de la circonscription, il y avait l’inspecteur spécialisé, qui sont entrés dans la classe. Moi j’avais un petit local… plus grand que mon bureau mais à peine, avec mes gamins… J’avais fait plusieurs séquences de classe avec des groupes différents. Je me souviens d’un gosse, il était là, il… j’essayais de le protéger un peu, parce que c’était une véritable intrusion, dans le monde de ces gamins là, vous voyez, il mettait son truc comme ça <Marc mine un enfant qui se cache le visage derrière un cahier ou un livre, tout en surveillant les alentours> il regardait l’inspecteur et il disait "salaud ! salaud !" <rire> C’était fantastique ! et puis… j’ai fait quand même mon… machin, bon mais c’était un peu compliqué… A la fin il y a un entretien, je me souviendrai toujours de cet entretien que j’ai trouvé être une caricature absolue. Parce que j’avais travaillé avec les ados sur… j’avais utilisé une émission de radio que j’enregistrais à l’époque je me souviens sur France inter. Et puis on avait un peu décrypté ça, et puis on avait vu quelques mots qu’ils ne comprenaient pas, et puis donc on avait fait un travail –certains écrivaient d’autres n’écrivaient pas du tout– on avait… Ils m’avaient reproché… le premier truc c’était : "monsieur M., vous avez écrit la ville de Cannes sans mettre la majuscule au tableau" Il y avait aussi Citroën je crois, et Citroën je n’avais pas mis la majuscule <rire> Alors comme j’étais encore un peu bouillant à l’époque… <rire> je ne sais pas ce que je leur avais… donc, ça avait été un peu houleux cette… soutenance. Bon je leur avais expliqué quand même que faire la classe à des enfants et des ados psychotiques, ce n’était peut-être pas… »

Marc est non seulement entré en conflit avec tous les représentants de la légitimité professionnelle, mais il a également refusé les règles définissant l’évolution légitime dans l'institutorat. Il s’est comporté en "homme pressé", réussissant à "bousculer" les règles administratives afin d’accéder, sans attendre le délai prévu, à la formation spécialisante, et en organisant son départ après avoir découvert que les modes de fonctionnement de l'institutorat lui imposeraient “d’être d’abord un collègue” et de faire –longuement– ses preuves "sur le terrain", avant de pouvoir prétendre aux postes “intéressants” et aux débouchés de second rang.

Ce rejet des modalités de la légitimité interne introduit une rupture à la fois dans l’itinéraire objectif et dans le cheminement subjectif. Marc réagit en préparant une maîtrise et un DEA, puis en envoyant des lettres de candidature spontanée à tous les centres de formation de France. Cette démarche volontaire –et active– de recherche de débouchés est caractéristique de la figure du stratège. Elle conduit Marc à rejoindre la formation d’adultes, alors que d’autres “stratèges” préparent des concours de la fonction publique ou accèdent à des positions de cadre en entreprise. On voit que la figure du stratège correspond à un "entrepreneur de soi et de ses œuvres", qui goûte peu la modestie et la longue patience imposée par l'institutorat, et qui réagit avec beaucoup d’assurance, sans craindre les conflits ou les remises en cause. Les “grandeurs” valorisées dans cette figure se situent au plan de la recherche du pouvoir et des responsabilités, de la reconnaissance sociale et de la réussite socioprofessionnelle que l’on peut atteindre grâce à ses initiatives individuelles et en mobilisant un fort capital scolaire.

Dans la figure du stratège, on abandonne –sans crainte ni ressentiment– le métier d’instituteur, pour rejoindre au plus vite une position socioprofessionnelle plus gratifiante socialement et plus conforme à ses aspirations. Mais on le fait sans prise de risque inconsidérée, en préparant soigneusement la reconversion et en prenant toutes les mesures nécessaires au bon déroulement de sa carrière. Par exemple, plus de dix ans après son départ, Marc se trouve encore “en disponibilité”, car il effectue régulièrement auprès de son inspection académique d’origine les démarches pour ne pas être “rayé des cadres”. Ainsi, le métier d’instituteur constitue pour lui “une solution de repli” à double titre : lors de son recrutement et après son départ, « en cas de problèmes »… Cette prudence et les calculs stratégiques qui l’accompagnent ne se retrouvent pas dans la figure de “l’aventurier”, comme on va le constater dans la section qui suit.

Notes
287.

Nous aurons l’occasion, dans le chapitre suivant, de revenir sur ce thème, notamment à travers les notions de “classement, déclassement, reclassement”.