“Aventurier”, s’accomplir et faire de sa passion un métier

Éric : quand la boucle se referme

Éric nous a reçu dans les locaux de l’agence de communication qu’il dirige. Malgré le "bouclage" éminent d’un projet qui motive les intrusions répétées de deux salariés de l’agence, Éric se montre très soucieux de nous répondre de manière détaillée. C’est d’ailleurs lui qui nous a contacté spontanément, après la parution d’une petite annonce d’appel à témoins que nous avions fait paraître dans un quotidien national. Comme la plupart des répondants, Éric ressent positivement l’intérêt porté à son histoire personnelle par notre enquête, mais, dans son cas, cela se teinte d’une sorte de coquetterie intellectuelle, de la part « d’un fils de pub » se targuant d’avoir été instituteur… « dans une vie antérieure ».

Au moment de l’entretien, Éric est âgé de 46 ans et dirige une agence de communication qu’il a créée et qu’il co-dirige avec son épouse depuis plusieurs années. Le début de son itinéraire objectif ressemble fort à celui de Daniel : ils ont pratiquement le même âge et le même type d’origine sociale, ils ont connu le même mode de recrutement et les mêmes modalités d’accès à l'institutorat (dans deux régions différentes toutefois). Ils sont tous deux porteurs du même rêve inaccompli de leur père de devenir instituteur. Mais leurs réactions divergent fortement, puisque –dès l’adolescence– Éric rejette cette sorte d’imposition d’une vocation qu’il refuse de faire sienne :

[…] je suis arrivé à l’École normale, ce n’était pas tant parce que je voulais être instituteur, c’était beaucoup plus parce que… –c’est ce qui est arrivé dans bon nombre de familles– Et bien, j’ai eu mon père en particulier, qui aurait voulu être enseignant et qui n’a jamais pu l’être…

Oui, j’ai déjà entendu ça.

Donc, si un de ses fils […] pouvait être instituteur, pour lui c’était répondre à un de ses vœux sincères [ou « être instituteur pour lui, » : la place de la virgule est incertaine…]. Donc je peux quand même dire que je suis arrivé dans ce métier, pas du tout par ma volonté. Donc, c’est vrai, à l’époque, on arrivait à l’École normale avant le bac.

Donc vous avez été recruté très jeune.

Je suis entré en seconde. Pas en troisième, parce qu’en troisième j’avais tenu tête. En seconde, j’avais passé le concours en fin de troisième. C’est en fin de troisième. Je suis entré en première à l’École normale. Et en fait je n’ai pas eu le concours. Je ne voulais pas l’avoir. En fait c’était assez facile de ne pas l’avoir.

Oui, c’était très facile ! Effectivement, j’ai rencontré plusieurs personnes qui m’ont dit « en douce, j’ai saboté parce que je n’étais pas très sûr d’avoir envie ». Et puis, vous êtes arrivé…

En fait, il a fallu que dans le contexte familial, une tante qui était directrice d’école en retraite rappelle à mon père cette bonne voie qui aurait été la mienne d’être instituteur et, le ré-incite à ce que je passe une deuxième fois le concours et que je l’aie cette fois-ci. Là par contre, c’était assorti de menaces de mon père disant que si je ne l’avais pas, de toutes façons il faudrait que je trouve du travail. J’étais assez faible de caractère à cette époque-là, et c’était quelqu’un que je craignais énormément.

et puis vous étiez jeune, à cet âge là…

De toutes façons, j’avais quoi, 15 ans, même pas 14, presque 14 ans. Donc c’est vrai qu’à cet âge-là, on est quand même sous influence. Donc je n’ai pas vu d’autre alternative que d’avoir le concours. J’ai fait en sorte de l’avoir et c’est vrai que pour moi c’est une période assez difficile : –alors que mes études s’étaient toujours bien passées– les années avant le bac sont passées … déplorables… par une déprime…

A l’École normale ?

Enfin je ne voulais pas du tout le faire, pendant ma période de déprime. Et puis cette fois-là c’est le directeur de l’École normale qui m’a incité à aller jusqu’au bout parce qu’il ne comprenait pas pourquoi… <rire> Il ne comprenait pas ! […] Il est vrai qu’en plus je lui donnais un sacré argument : c’est que tous les étés je passais deux mois comme moniteur de colonie de vacances, et de toutes façons je m’occupais de gamins. Donc pour lui, il n’y avait pas d’incompatibilité à s’occuper de gamins. Donc de me dire : « de toutes façons, quoi que vous vouliez faire vous devrez avoir le bac. Vous irez jusqu’au bac, et après vous verrez. »

C’est quoi alors qui vous retenait ?

Parce que tout gamin, je voulais faire architecte.

Ainsi, la "vocation par procuration" –que de nombreux instituteurs comme Daniel ont assumée et reprise à leur compte– est proprement insupportable pour Éric. Il tente d’y échapper et ce n’est que sous la menace paternelle qu’il se range à ce que nous avons nommé “le choix de la raison” et qu’il désigne comme « cette bonne voie qui aurait été la mienne d’être instituteur » ( 288 ). Pourtant, il n’est pas hostile au fondement du métier et à ce qui constitue le cœur des pratiques professionnelles. En effet, s’il déclare « je suis arrivé dans ce métier, pas du tout par ma volonté », il reconnaît dans le même temps qu’il donnait « un sacré argument » à son père (et au directeur de l'École normale), en travaillant volontiers avec des enfants durant l’été (dans le questionnaire, il précise même : « 7 sessions de colonie de vacances et 2 centres aérés » !).

Ne sachant comment se réorienter, il entame une carrière d’instituteur, dont la première année se révèle très positive : « La première année a été fabuleuse puisque j’ai vraiment eu une chance folle, je suis tombé dans un groupe scolaire excessivement dynamique à […] avec une directrice qui, elle, allait prendre sa retraite, mais qui alors était d’une jeunesse intellectuelle fabuleuse, vraiment quelqu’un qui savait insuffler dans l’école toute cette dynamique dont les enseignants ne devraient jamais être à court, et c’est vrai que ça a été une année fabuleuse. Vraiment j’ai pu expérimenter des choses… ». Mais toutes les rencontres ne sont pas aussi positives, et, l’année suivante, il est titulaire mobile et travaille quelques mois « dans un groupe scolaire où il y avait un directeur facho, rétrograde… enfin, tout ce qu’on peut haïr chez un enseignant qui ne remplit pas son rôle. L’année a été dure, ça a commencé à me travailler : “qu’est-ce que tu fais là ? tu voulais faire autre chose…” ».

Il commence cependant à se “prendre au jeu” et voudrait travailler en équipe, mais il se heurte alors aux règles coutumières de nomination : « avec quatre copains instits, […] on s’est dit, “on se sent bien, on a envie de travailler ensemble d’une façon cohérente”. Bon, expérimenter, à l’époque c’était Freinet. […] on va profiter de la construction d’un nouveau groupe scolaire […] nous pourrions être nommés sur un groupe où il n’y a encore personne. L’inspecteur de la circonscription était d’accord, mais ça s’est arrêté à l’échelon du dessus : “Mais attendez, vous rêvez là, vous êtes jeunes et plein d’allant mais vous rêvez complètement !”. »

L’échec de cette tentative de travail en équipe est l’élément déclencheur du départ d’Éric : devant renoncer à ses rêves de “jeune instituteur plein d’allant”, il décide de rompre une fois pour toutes avec ce métier et de se tourner vers son rêve d’adolescent : « Comme j’avais eu quand même des bons moments, on va dire, dans les quelques expériences pédagogiques de ces quatre années, je pense que s’il y avait eu un climat beaucoup plus ouvert, je serais resté. L’inspecteur m’avait dit : “écoutez, non, vous êtes sûr que vous voulez démissionner…” Il sentait que j’avais envie de me battre et de faire des choses différentes, quoi. Alors, j’ai dit : “attendez, attendez, vu que tout est figé actuellement, je n’aurai pas assez d’une vie pour y arriver. Ce n’est pas moi qui vais me battre contre les syndicats pour dire que le titulariat de poste, c’est la connerie des conneries pour empêcher de faire que la pédagogie soit riche. Vous vous imaginez contre quoi je vais me battre. Je sais que c’est peine perdue.” ».

Il s’inscrit à une formation professionnelle dans le secteur du bâtiment, et se retrouve sans ressources. En cours de formation, il parvient à obtenir une prise en charge du ministère du travail, après avoir dû « se battre avec un député ». Il occupe ensuite des emplois de métreur dans de grandes sociétés de travaux publics et entame des études d’architecture. Il ne parvient pas à terminer ce cursus, mais se fait remarquer pour ses talents dans la communication autour des projets d’urbanisme. Il entame alors une troisième carrière, en fondant une agence de communication, qu’il dirige encore au moment de l’entretien.

En fait, ça fait un enchaînement de plusieurs métiers. Au moins trois ?

Au moins trois, et aujourd’hui, on aborde un autre métier qui est le métier du conseil ( 289 ). Parce qu’on a gagné l’an dernier un concours qui s’est développé sur plus d’un an et qui amène d’autres chantiers de ce type-là, où l’on vend du conseil. On vend du conseil. Là où ça va vous amuser, c’est quand la boucle se referme.

Vous faites de la formation ?

Non, non. Mais par contre, l’an dernier, le concours que nous avons gagné consistait à… Le client, qui est un parc naturel régional […], cherchait ce qu’il a pu appeler un cabinet d’études, capable d’apports de créativité pour, en rencontrant des prestataires aussi différents que les petits musées installés sur le territoire, des apiculteurs, une femme qui fait du vitrail, une ferme pédagogique, une ferme équestre…

Les ressources du parc ?

Oui, oui, des prestataires qui s’étaient organisés pour recevoir des groupes d’enfants, des scolaires ou simplement des enfants accompagnés de leurs parents. L’objectif du parc était de dire, il faut absolument que l’on arrive à mettre ces activités en réseau, que l’on vérifie la portée exacte des activités proposées par ces prestataires aux enfants, et qu’on décide de mettre en place un catalogue d’activités, d’animations, un catalogue d’animations à valeur pédagogique ajoutée, qui puisse fonctionner. Donc en fait il recherchait un cabinet qui puisse aller voir et visiter ces différents prestataires, d’abord en position de recul, voir ce qu’ils font, comment ils sont installés, comment ils reçoivent un groupe, et à travers les activités proposées, arriver à les recentrer, améliorer l’activité, et faire que demain ils fassent partie d’un ensemble de prestataires cohérents. Alors là, c’est marrant, parce que maintenant, en fait, on a touché la pédagogie.

Et ressortir votre CV, c’est un argument.

Ça a été un argument ailleurs. Ça a été un argument pour qu’on vienne. Et c’est vrai que de toutes façons, dans notre métier d’aujourd’hui, quelles que soient ses variantes, il n’y a quasiment pas une seule affaire où on ne doit pas être des pédagogues, expliquer à nos clients notre métier, et leur ré expliquer le leur. En tout cas, leur en parler dans d’autres termes pour qu’il soit intelligible.

Ça m’étonne ce que vous venez de dire, ça m’intéresse beaucoup. J’avais l’impression que vous étiez très, très loin de la pédagogie. Et vous me dites que vous pouvez réinvestir…

Ah mais non, mais attendez alors là ! Si au départ j’étais loin de m’imaginer que le passage dans l’enseignement me resservirait, aujourd’hui, j’en suis absolument convaincu. Ne serait-ce que le fait d’avoir eu à s’adresser à un auditoire, tous les jours. Dans notre métier, on est confronté au quotidien au fait de savoir présenter un projet, parfois savoir le vendre quand on doit passer des concours. Alors là d’être plus pertinent que d’autres sur le fond du projet, ça c’est une force dans ce métier, de la communication que de savoir présenter les choses. Alors là, c’est sûr, la pédagogie m’a énormément servi et le fait d’arriver à parler simplement à un auditoire jeune, nous permet aujourd’hui justement d’arriver à parler tout à fait simplement à un auditoire adulte.

Au-delà de ce que nous présentions en début de section comme une forme de “coquetterie intellectuelle”, on voit que, dans la figure de l’aventurier, on n’est ni foncièrement hostile au métier d’instituteur, ni rebuté par son activité de base. On quitte la classe –souvent sans transition ni précaution– principalement pour concrétiser un projet personnel (soit un rêve d’enfance comme dans le cas d’Éric, soit une inclinaison découverte plus tardivement et que nous avons nommée précédemment “une passion envahissante”).

La “grandeur” mise en avant dans cette figure se situe dans l’accomplissement de soi et la concrétisation de son projet personnel, bien loin de la notion de carrière. Plutôt que la réussite socioprofessionnelle, c’est l’épanouissement de la personne et la cohérence entre le travail et les aspirations intimes qui sont valorisés ici. On ne relève pas d’hostilité envers l'institutorat, mais plutôt des reproches sur un ton badin, mêlant la critique acerbe des rigidités institutionnelles et l’admiration pour les enseignants qui sont restés fidèles à un idéal éducatif. De plus l’expérience acquise dans l’enseignement du premier degré est souvent valorisée et perçue comme utile et transférable, même dans des secteurs professionnels apparemment fort éloignés, comme c’est le cas pour Éric.

Cette vision balancée du métier d’instituteur tranche avec celle de la figure du stratège, où l’on a vu la dévalorisation dominer, et surtout avec celle de la figure du sujet, où les difficultés à assumer l’activité de base du métier alternent avec le rejet de ses contraintes, comme on va le voir à présent.

Notes
288.

Les modalités et les perceptions du recrutement initial sont analysées dans le chapitre suivant, qui détaille “le choix de la raison”.

289.

 Éric utilise “on” et “nous” et “notre métier” pour parler de son activité professionnelle, car son épouse est co–dirigeante de l’agence.