“Sujet”, des réactions défensives

Hervé : préserver le hors travail

Au moment de l’entretien, Hervé est âgé de quarante-deux ans. Il exerce les fonctions de cadre commercial dans une entreprise d’informatique. Il a accepté sans hésitation le principe de l’entretien, qui s’est déroulé à son domicile. Hervé s’est montré particulièrement prolixe et a souvent détaillé ses réponses à l’extrême. Il semblait inquiet et parfois tendu. On peut noter que, malgré la brièveté de sa carrière d’instituteur et l’ancienneté de sa reconversion, il s’efforce de donner de nombreux signes de sa bonne connaissance du métier et de son attachement personnel. À la fin de l’entretien, il a émis le souhait d’être informé de la suite de la recherche et a fourni les coordonnées d’un collègue informaticien pouvant participer à un entretien.

Hervé, aîné d’une fratrie de six enfants, a des origines familiales plutôt favorisées puisque son père est cadre et sa mère assistante sociale. Après un essai infructueux de préparation de l’École normale supérieure en classe préparatoire, il poursuit des études universitaires en histoire. Devant la sélectivité du CAPES –qu’il a présenté deux fois– et les risques d’éloignement géographique inhérents à la nomination nationale des certifiés, Hervé interrompt ses études et cherche du travail « parce qu’il fallait bien vivre ». Après un an passé dans un premier emploi –dont il dira seulement qu’il était « alimentaire »– Hervé est embauché comme rédacteur par la mairie de sa ville d’origine. Il s’occupe du site municipal sur Minitel et découvre à cette occasion l’informatique. À la suite d’une alternance politique, il se trouve à nouveau en recherche d’emploi, et rejoint l’IUT pour une préparation en un an du DUT d’informatique. N’étant pas certain de réussir cet examen, il entreprend les démarches pour devenir instituteur suppléant, à l’instar de plusieurs de ses condisciples. Ayant réussi le DUT d’informatique, il trouve rapidement du travail dans ce domaine, mais vit plutôt mal les déplacements que cela impose. Aussi, lorsque l’Éducation nationale lui propose une suppléance, Hervé accepte sans hésiter, car cela lui permet de travailler dans sa ville, près de chez lui.

Cette année de suppléance se partage entre deux classes maternelles et se déroule positivement pour Hervé. L’année suivante, il rejoint l’École normale pour suivre une formation professionnelle “initiale” d’un an spécifique destinée aux instituteurs suppléants. Hervé fait part de son jugement négatif sur cette année de formation ouverte à des "élèves-maîtres" ayant tous l’expérience de plusieurs mois de suppléance et dont la plupart avaient occupé un emploi avant leur recrutement. Le petit groupe qu’ils forment reste en autarcie presque totale, sans contact avec les "vrais" élèves-maîtres de la formation normale en trois ans. Il poursuit d’ailleurs parallèlement ses études en informatique et prépare une maîtrise, non pas tant pour abandonner l’enseignement que pour pouvoir postuler à une spécialisation à l’intérieur de l’Éducation nationale, dans le cadre du plan “informatique pour tous”. La découverte des modalités d’accès “à l’ancienneté” des postes à profil en informatique constitue la deuxième déconvenue d’Hervé.

Après la formation professionnelle, son premier poste de titulaire se situe dans une ville distante de 95 kilomètres de son domicile, et il vit très mal l’éloignement d’avec sa compagne et leur enfant. En plus de ces conditions d’exercice qui perturbent gravement sa vie personnelle, Hervé découvre durant cette période de nombreux éléments d’une “culture–maison” qu’il perçoit comme autant de repoussoirs. Cette année scolaire est marquée par les mouvements revendicatifs s’opposant au projet de statut de directeur d’école, auxquels Hervé participe activement. Les nouvelles formes d’action revendicative, autour des premières “coordinations” d’instituteurs, constituent un cadre de socialisation professionnelle très particulier, qui semble avoir orienté le parcours d’Hervé ( 290 ).

À l’issue de cette première année scolaire, il tente de se rapprocher de sa ville en postulant dans l’enseignement spécialisé. Mais, peu au fait des arcanes du métier et des subtilités des règles de nomination départementale des instituteurs, il se voit à nouveau contraint de rejoindre un poste très distant. Devant l’impossibilité d’obtenir une affectation qui préserve ses conditions de vie et l’équilibre de sa cellule familiale, Hervé se met en congé de disponibilité et cherche du travail dans le domaine de l’informatique. Grâce à ses références en informatique et à un congé individuel de formation d’un an au cours duquel il obtient un diplôme d’ingénieur, il a trouvé assez facilement un emploi dans la ville à laquelle il est tant attaché.

On peine à qualifier de "carrière" le passage d’Hervé par l'institutorat, puisqu’il se réduit à un an de suppléance, suivi d’un an de formation professionnelle et d’un an d’exercice comme titulaire remplaçant. Cette "carrière" courte va de pair avec le recrutement (à 28 ans) par une voie marginale et dévalorisée, un emploi salarié en amont et une formation qualifiante dans un autre domaine professionnel. Tous ces éléments –renforcés sans doute par la participation d’Hervé aux “coordinations” d’instituteurs– débouchent sur une affiliation professionnelle hésitante voire rétive et sur un rapport instrumental au métier, mettant en exergue un fort rejet des contraintes pratiques d’exercice (comme les nominations à l’ancienneté, le déroulement de carrière contraint, ou les affectations lointaines). Hervé devient instituteur suppléant pour éviter les déplacements imposés à un commercial en informatique, et c’est pour le même motif qu’il abandonne l’enseignement primaire quelques années plus tard.

La posture biographique d’Hervé est centrée sur les conditions de vie personnelle et le cadre familial, qu’il s’agit de préserver. Ce qui induit un rapport instrumental au travail, dans lequel les conditions de travail et la préservation de la qualité de vie priment sur tout le reste. En symétrique, Hervé est peu intégré par le groupe professionnel et peu considéré par l’École-employeur, qui ne prend pas en compte ses diplômes et qualifications, et n’accorde aucun égard ni à sa situation familiale ni aux difficultés induites par son emploi. Étant peu affilié et peu intégré, Hervé n’est pas au fait des possibilités d’échapper à ces rigueurs d’exercice. L’attachement aux conditions matérielles, la faible affiliation au groupe professionnel et la méconnaissance des ressources internes et des ethnométhodes sont très représentatifs de la figure du sujet.

En revanche, l’emploi salarié en amont et les diplômes antérieurs font qu’Hervé a déjà vécu une expérience de mobilité professionnelle et dispose de ressources pour engager une (seconde) reconversion, ce qui n’est pas souvent le cas dans la figure du sujet, comme on va le voir à présent.

Notes
290.

GEAY Bertrand, 1991, « Espace social et "coordinations". Le "mouvement" des instituteurs de l'hiver 1987 », Actes de la recherche en sciences sociales N°36