Stratégie ou évolution progressive ?

L’usage d’une typologie des formes de mobilité professionnelle ne doit pas nous conduire à réifier ces constructions établies par et pour la recherche : la plupart du temps, les acteurs n’ont pas choisi une "filière de mobilité" parmi d’autres, puisqu’ils n’avaient ni connaissance de toutes les possibilités d’évolution ni conscience de leurs chances objectives de les réaliser. Nous avons déjà signalé que la notion de stratégie –au sens de décision explicite, voire de calcul anticipé– n’est pas souvent pertinente dans notre étude, car bien peu de répondants présentent ainsi leur cheminement et l’on ne repère pas souvent de tels éléments dans les parcours. Pourtant, sur le long terme, l'implication d'un instituteur dans une structure associative ou institutionnelle lui permet de prendre place dans un réseau et de développer des compétences. Une passion personnelle pour la musique ou l’informatique par exemple peut également amorcer un tel processus.

On retrouve là un aspect plus général de la mobilité qui résulte, dans certains cas, d'un écart grandissant entre les compétences mises en œuvre professionnellement et les compétences mobilisables. Certaines reconversions peuvent en effet être analysées comme la validation de compétences nouvelles, acquises à la marge de l'exercice du métier. La validation de certaines d’entre elles peut s'opérer à l'intérieur de l'école par une promotion ou une spécialisation, alors que la mise en œuvre d'autres aptitudes nécessitent une reconversion, ou pour le moins un changement de cadre professionnel. Ainsi, par exemple, des connaissances acquises dans le domaine de l’informatique peuvent conduire à devenir soit conseiller pédagogique ou “personne ressource” dans l'Éducation nationale, soit salarié dans une entreprise ou une collectivité territoriale. Dans les deux cas, la réorientation réduit l'écart entre compétences mobilisables et compétences reconnues en rendant possible leur mise en cohérence.

Certains enseignants du premier degré constatent –souvent graduellement– qu’ils ont acquis des capacités impossibles à mobiliser dans l’exercice normal de leur métier. Cela peut déboucher sur le sentiment d’être "sous-employé", de ne pas donner sa pleine mesure. Il semble que, dans ce cas de figure, l'acquisition de compétences motive graduellement la recherche d'une position professionnelle permettant de les mobiliser. On peut replacer ce processus dans le cadre de certaines analyses de la mobilité sociale utilisant les termes de groupe d'appartenance (identité sociale objective) et de groupe de référence (identité sociale visée). Certains auteurs relèvent que les changements d'attitudes ou de systèmes de valeurs s'amorcent avant la mobilité, par une mise en cohérence de l'individu avec son groupe de référence ( 291 ).

Cette “anticipation adaptative” peut être interprétée comme un effort intentionnel visant à se mettre en conformité par une sorte de “bonne volonté culturelle” (pour reprendre les termes de Pierre Bourdieu). Mais on peut renverser le lien causal et voir la mobilité non comme le résultat d’une préparation explicite mais au contraire comme l’effet non envisagé d'une évolution liée à d’autres éléments de la biographie. Au vu des résultats de notre enquête, il semble que les deux processus coexistent parmi les enseignants du premier degré quittant la classe : certains départs viennent conclure une évolution qui n’était pas explicitement orientée vers ce but, alors que d'autres sont le résultat d'une stratégie explicite comportant une préparation ad hoc. Pour ces derniers, la volonté d'accéder à une position professionnelle choisie explicitement motive un processus de préparation comportant souvent une reprise d’études, et la préparation de concours (en particulier pour les reconversions dans la fonction publique).

Notes
291.

MERTON Robert K., 1997, Éléments de théorie et de méthode sociologique, Armand Colin, (première édition : Social Theory and Social Structure, 1957)